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de l’abbé nous récita par cœur ; et telle fut la fin de notre première sortie ou promenade.

J’étais las ; mais j’avais vu de belles choses, respiré l’air le plus pur, et fait un exercice très-sain. Je soupai d’appétit, et j’eus la nuit la plus douce et la plus tranquille. Le lendemain, en m’éveillant, je disais :

« Voilà la vraie vie, le vrai séjour de l’homme. Tous les prestiges de la société ne purent jamais en éteindre le goût. Enchaînés dans l’enceinte étroite des villes par des occupations ennuyeuses et de tristes devoirs, si nous ne pouvons retourner dans les forêts, notre premier asile, nous sacrifions une portion de notre opulence à appeler les forêts autour de nos demeures. Mais, là, elles ont perdu sous la main symétrique de l’art leur silence, leur innocence, leur liberté, leur majesté, leur repos. Là, nous allons contrefaire un moment le rôle du sauvage ; esclaves des usages, des passions, jouer la pantomime de l’homme de Nature. Dans l’impossibilité de nous livrer aux fonctions et aux amusements de la vie champêtre, d’errer dans une campagne, de suivre un troupeau, d’habiter une chaumière, nous invitons, à prix d’or et d’argent, le pinceau de Wouwermans, de Berghem ou de Vernet, à nous retracer les mœurs et l’histoire de nos anciens aïeux. Et les murs de nos somptueuses et maussades demeures se couvrent des images d’un bonheur que nous regrettons ; et les animaux de Berghem ou de Paul Potter paissent sous nos lambris, parqués dans une riche bordure ; et les toiles d’araignée d’Ostade sont suspendues entre des crépines d’or, sur un damas cramoisi ; et nous sommes dévorés par l’ambition, la haine, la jalousie et l’amour ; et nous brûlons de la soif de l’honneur et de la richesse, au milieu des scènes de l’innocence et de la pauvreté, s’il est permis d’appeler pauvre celui à qui tout appartient. Nous sommes des malheureux autour desquels le bonheur est représenté sous mille formes diverses.

O rus ! quando te aspiciam ?

Horat. Sermonum lib. II, sat. vi, v. 60.

disait le poëte ; et c’est un souhait qui s’élève cent fois au fond de notre cœur. »