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les endroits qu’on entend le mieux. Sur ce, je racontai à l’abbé que Jupiter un jour fut attaqué d’un grand mal de tête. Le père des dieux et des hommes passait les jours et les nuits le front penché sur ses deux mains, et tirant de sa vaste poitrine un soupir profond. Les dieux et les hommes l’environnaient en silence, lorsque tout à coup il se releva, poussa un grand cri, et l’on vit sortir de sa tête entr’ouverte une déesse tout armée, toute vêtue. C’était Minerve. Tandis que les dieux dispersés dans l’Olympe célébraient la délivrance de Jupiter et la naissance de Minerve, les hommes s’occupaient à l’admirer. Tous d’accord sur sa beauté, chacun trouvait à redire à son vêtement. Le sauvage lui arrachait son casque et sa cuirasse, et lui ceignait les reins d’un léger cordon de verdure. L’habitant de l’Archipel la voulait toute nue ; celui de l’Ausonie, plus décente et plus couverte. L’Asiatique prétendait que les longs plis d’une tunique qui moulerait ses membres, en descendant mollement jusqu’à ses pieds, auraient infiniment plus de grâce. Le bon, l’indulgent Jupiter fit essayer à sa fille ces différents vêtements ; et les hommes reconnurent qu’aucun ne lui allait aussi bien que celui sous lequel elle se montra au sortir de la tête de son père. L’abbé n’eut pas grand’peine à saisir le sens de ma fable. Quelques endroits de différents poètes anciens nous donnèrent la torture à l’un et à l’autre ; et nous convînmes, de dépit, que la traduction de Tacite était infiniment plus aisée que celle de Virgile. L’abbé de La Bletterie ne sera pas de cet avis ; quoi qu’il en soit, son Tacite n’en sera pas moins mauvais, ni le Virgile de Desfontaines meilleur.

Nous allions. L’abbé, son œil malade couvert d’un mouchoir, et l’âme pleine de scandale de la témérité avec laquelle j’avais avancé qu’un tourbillon de poussière, que le vent élève et qui nous aveugle, était tout aussi parfaitement ordonné que l’univers. Le tourbillon lui paraissait une image passagère du chaos, suscitée fortuitement au milieu de l’œuvre merveilleux de la création. C’est ainsi qu’il s’en expliqua.

« Mon très-cher abbé, lui dis-je, oubliez pour un moment le petit gravier qui picote votre cornée, et écoutez-moi. Pourquoi l’univers vous paraît-il si bien ordonné ? c’est que tout y est enchaîné, à sa place, et qu’il n’y a pas un seul être qui n’ait dans sa position, sa production, son effet, une raison suffisante,