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et dites-moi ce que deviendrait votre admiration. Ce bel ordre qui vous enchante dans l’univers ne peut être autre qu’il est. Vous n’en connaissez qu’un, et c’est celui que vous habitez ; vous le trouvez alternativement beau ou laid, selon que vous coexistez avec lui d’une manière agréable ou pénible. Il serait tout autre, qu’il serait également beau ou laid pour ceux qui coexisteraient d’une manière agréable ou pénible avec lui. Un habitant de Saturne, transporté sur la terre, sentirait ses poumons déchirés, et périrait en maudissant la nature. Un habitant de la terre, transporté dans Saturne, se sentirait étouffé, suffoqué, et périrait en maudissant la nature… »

J’en étais là, lorsqu’un vent d’ouest, balayant la campagne, nous enveloppa d’un épais tourbillon de poussière. L’abbé en demeura quelque temps aveuglé ; tandis qu’il se frottait les paupières, j’ajoutai : « Ce tourbillon qui ne vous semble qu’un chaos de molécules dispersées au hasard ; eh bien ! cher abbé, ce tourbillon est tout aussi parfaitement ordonné que le monde ; » et j’allais lui en donner des preuves, qu’il n’était pas trop en état de goûter, lorsqu’à l’aspect d’un nouveau site, non moins admirable que le premier, ma voix coupée, mes idées confondues, je restai stupéfait et muet.

Deuxième site. — C’était, à droite, des montagnes couvertes d’arbres et d’arbustes sauvages, dans l’ombre, comme disent les voyageurs ; dans la demi-teinte, comme disent les artistes. Au pied de ces montagnes, un passant que nous ne voyions que par le dos, son bâton sur l’épaule, son sac suspendu à son bâton, se hâtait vers la route même qui nous avait conduits. Il fallait qu’il fût bien pressé d’arriver, car la beauté du lieu ne l’arrêtait pas. On avait pratiqué sur la rampe de ces montagnes une espèce de chemin assez large. Nous ordonnâmes à nos enfants de s’asseoir et de nous attendre. Le plus jeune eut pour tâche deux fables de Phèdre à apprendre par cœur, et l’aîné l’explication du premier livre des Géorgiques à préparer. Ensuite nous nous mîmes à grimper par ce chemin difficile ; vers le sommet, nous aperçûmes un paysan avec une voiture couverte. Cette voiture était attelée de bœufs. Il descendait, et ses animaux se prêtaient, de crainte que la voiture ne s’accélérât sur eux. Nous les laissâmes derrière nous, pour nous enfoncer dans un lointain, fort