Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, X.djvu/514

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
504
ESSAI SUR LA PEINTURE.

expression, et que rien même n’est si commun. Pour de l’expression sans ordonnance, la chose me paraît plus rare, surtout quand je considère que le moindre accessoire superflu nuit à l’expression, ne fût-ce qu’un chien, un cheval, un bout de colonne, une urne.

L’expression exige une imagination forte, une verve brûlante, l’art de susciter des fantômes, de les animer, de les agrandir ; l’ordonnance, en poésie ainsi qu’en peinture, suppose un certain tempérament de jugement et de verve, de chaleur et de sagesse, d’ivresse et de sang-froid, dont les exemples ne sont pas communs en nature. Sans cette balance rigoureuse, selon que l’enthousiasme ou la raison prédomine, l’artiste est extravagant ou froid.

La principale idée, bien conçue, doit exercer son despotisme sur toutes les autres. C’est la force motrice de la machine qui, semblable à celle qui retient les corps célestes dans leurs orbes et les entraîne, agit en raison inverse de la distance.

L’artiste veut-il savoir s’il ne reste rien d’équivoque et d’indécis sur sa toile, qu’il appelle deux hommes instruits qui lui expliquent séparément et en détail toute sa composition. Je ne connais presque aucune composition moderne qui résistât à cet essai. De cinq à six figures, à peine en resterait-il deux ou trois sur lesquelles il ne fallût pas passer la brosse. Ce n’est pas assez que tu aies voulu que celui-ci fît telle chose, celui-là telle autre ; il faut encore que ton idée ait été juste et conséquente, et que tu l’aies rendue si nettement que je ne m’y méprenne pas, ni moi, ni les autres, ni ceux qui sont à présent, ni ceux qui viendront après.

Il y a dans presque tous nos tableaux une faiblesse de concept, une pauvreté d’idée, dont il est impossible de recevoir une secousse violente, une sensation profonde. On regarde ; on tourne la tête, et l’on ne se rappelle rien de ce qu’on a vu. Nul fantôme qui vous obsède et qui vous suive. J’ose proposer au plus intrépide de nos artistes de nous effrayer autant par son pinceau que nous le sommes par le simple récit du gazetier, de cette foule d’Anglais expirants, étouffés dans un cachot trop étroit, par les ordres d’un nabab. Et à quoi sert donc que tu broies tes couleurs, que tu prennes ton pinceau, que tu épuises toutes les ressources de ton art, si tu m’affectes moins qu’une