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ESSAI SUR LA PEINTURE.

Un système d’êtres un peu composé ne change pas tout à la fois ; c’est ce que n’ignore pas celui qui connaît la nature, et qui a le sentiment du vrai : mais ce qu’il sent aussi, c’est que ces figures partagées, ces personnages indécis, ne concourant qu’à moitié à l’effet général, il perd du côté de l’intérêt ce qu’il gagne du côté de la variété. Qu’est-ce qui entraîne mon imagination[1] ? c’est le concours de la multitude. Je ne saurais me refuser à tant de monde qui m’invite. Mes yeux, mes bras, mon âme, se portent malgré moi où je vois leurs yeux, leurs bras, leur âme, attachés. J’aimerais donc mieux, s’il était possible, reculer le moment de l’action, pour être énergique, et me débarrasser des paresseux. Pour les oisifs, à moins que le contraste n’en soit sublime, cas rare, je n’en veux point. Encore, lorsque ce contraste est sublime, la scène change ; et l’oisif devient le sujet principal.

Je ne saurais souffrir, à moins que ce ne soit dans une apothéose, ou quelque autre sujet de verve pure, le mélange des êtres allégoriques et réels. Je vois frémir d’ici tous les admirateurs de Rubens ; mais peu m’importe, pourvu que le bon goût et la vérité me sourient.

Le mélange des êtres allégoriques et réels donne à l’histoire l’air d’un conte ; et, pour trancher le mot, ce défaut défigure pour moi la plupart des compositions de Rubens. Je ne les entends pas. Qu’est-ce que cette figure qui tient un nid d’oiseau, un Mercure, l’arc-en-ciel, le zodiaque, le sagittaire, dans la chambre et autour du lit d’une accouchée ? Il faudrait faire sortir de la bouche de chacun de ces personnages, comme on le voit à nos vieilles tapisseries de château, une légende qui dît ce qu’ils veulent.

Je vous ai déjà dit mon avis sur le monument de Reims[2], exécuté par Pigalle ; et mon sujet m’y ramène. Que signifie, à côté de ce porte-faix étendu sur des ballots, cette femme qui conduit un lion par la crinière ? La femme et l’animal s’en vont du côté du porte faix endormi ; et je suis sûr qu’un enfant s’écrierait : « Maman, cette femme va faire manger ce pauvre homme-

  1. Variante : attention.
  2. Voir le Salon de 1765 ci-dessus, et particulièrement la note de Grimm à l’article Moitte, p. 451,