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ESSAI SUR LA PEINTURE.

alors dans l’âme ; si le sentiment qui nous affecte n’a pas quelque chose de romanesque, qui tient de l’admiration, de la tendresse et du respect ; et si ce respect ne dure pas encore, lors même que nous savons, à n’en pouvoir douter, que cette vierge est consacrée par état au culte de la Vénus publique, qui se célèbre tous les soirs aux environs du Palais-Royal ? Il semble qu’on vous propose là d’aller coucher avec la mère de votre dieu. Il faut avouer aussi que ces belles et grandes indolentes là ne promettent pas beaucoup de plaisir, et qu’on les aimerait mieux en peinture à son chevet, qu’en chair et vivantes dans son lit.

Combien de choses plus fines encore sur l’expression ! Savez-vous qu’elle décide quelquefois la couleur ? N’y a-t-il pas un teint plus analogue qu’un autre à certains états, à certaines passions ? La couleur pâle et blême ne messied pas aux poètes, aux musiciens, aux statuaires, aux peintres : ces hommes sont communément bilieux ; fondez dans ce blême une teinte jaunâtre, si vous voulez. Les cheveux noirs ajoutent de l’éclat à la blancheur, et de la vivacité aux regards. Les cheveux blonds s’accorderont mieux avec la langueur, la paresse, la nonchalance, les peaux transparentes et fines, les yeux humides, tendres et bleus.

L’expression se fortifie merveilleusement par ces accessoires légers, qui facilitent encore l’harmonie. Si vous me peignez une chaumière, et que vous placiez un arbre à l’entrée, je veux que cet arbre soit vieux, rompu, gercé, caduc ; qu’il y ait une conformité d’accidents, de malheurs et de misère entre lui et l’infortuné auquel il prête son ombre les jours de fête.

Les peintres ne manquent pas ces grossières analogies ; mais s’ils en connaissaient distinctement la raison, bientôt ils iraient plus loin. J’entends ceux qui ont l’instinct de Greuze ; et les autres ne tomberaient pas dans des disparates qui font pitié, quand elles ne font pas rire.

Mais je vais vous développer, par un ou deux exemples, le fil secret et délié qui les a conduits dans le choix délicat de leurs accessoires. Presque tous les peintres de ruines vous montreront, autour de leurs fabriques solitaires, palais, villes, obélisques, ou autres édifices renversés, un vent violent qui souffle ; un voyageur qui porte son petit bagage sur son dos, et qui passe ; une femme courbée sous le poids de son enfant enve-