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ESSAI SUR LA PEINTURE.

d’un homme de bois, outre ce que le peintre perdrait du côté de la variété des formes et des lumières qui naissent des plis et du chiffonnage des vieux habits. Il y a encore une raison qui agit en nous, sans que nous nous en apercevions ; c’est qu’un habit n’est neuf que pendant quelques jours, et qu’il est vieux pendant longtemps, et qu’il faut prendre les choses dans l’état qu’elles ont d’une manière la plus durable. D’ailleurs il y a dans un habit vieux une multitude infinie de petits accidents intéressants ; de la poudre, des boutons manquants, et tout ce qui tient de l’user. Tous ces accidents rendus réveillent autant d’idées et servent à lier les différentes parties de l’ajustement : il faut de la poudre pour lier la perruque à cet habit.

Un jeune homme fut consulté par sa famille sur la manière dont il voulait qu’on fît peindre son père. C’était un ouvrier en fer : « Mettez-lui, dit-il, son habit de travail, son bonnet de forge, son tablier ; que je le voie à son établi avec une lancette ou autre ouvrage à la main ; qu’il éprouve ou qu’il repasse, et surtout n’oubliez pas de lui faire mettre ses lunettes sur le nez. » Ce projet ne fut point suivi ; on lui envoya un beau portrait de son père, en pied, avec une belle perruque, un bel habit, de beaux bas, une belle tabatière à la main ; le jeune homme, qui avait du goût et de la vérité dans le caractère, dit à sa famille en la remerciant : « Vous n’avez rien fait qui vaille, ni vous, ni le peintre ; je vous avais demandé mon père de tous les jours, et vous ne m’avez envoyé que mon père des dimanches…[1] » C’est par la même raison que M. de La Tour, si vrai, si sublime d’ailleurs, n’a fait, du portrait de M. Rousseau, qu’une belle chose, au lieu d’un chef-d’œuvre qu’il en pouvait faire. J’y cherche le censeur des lettres, le Caton et le Brutus de notre âge ; je m’attendais à voir Épictète en habit négligé, en perruque ébouriffée, effrayant, par son air sévère, les littérateurs, les grands et les gens du monde ; et je n’y vois que l’auteur du Devin du village, bien habillé, bien peigné, bien poudré, et ridiculement assis sur une chaise de paille ; et il faut convenir que le vers de M. de Marmontel dit très-bien ce qu’est M. Rousseau, et ce qu’on devrait trouver, et ce qu’on cherche en vain

  1. On se rappelle que le père de Diderot était coutelier à Laiigros. (Br.)