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ESSAI SUR LA PEINTURE.

graduellement affaiblis. Quel homme, s’il sait se passer du grand agent, et produire sans son secours un grand effet !

Méprisez ces gauches repoussoirs, si grossièrement, si bêtement placés, qu’il est impossible d’en méconnaître l’intention. On a dit qu’en architecture, il fallait que les parties principales se tournassent en ornements ; il faut, en peinture, que les objets essentiels se tournent en repoussoirs. Il faut que dans une composition les figures se lient, s’avancent, se reculent, sans ces intermédiaires postiches, que j’appelle des chevilles ou des bouche-trous. Téniers avait une autre magie.

Mon ami, les ombres ont aussi leurs couleurs. Regardez attentivement les limites et même la masse de l’ombre d’un corps blanc ; et vous y discernerez une infinité de points noirs et blancs interposés. L’ombre d’un corps rouge se teint de rouge ; il semble que la lumière, en frappant l’écarlate, en détache et emporte avec elle des molécules. L’ombre d’un corps avec la chair et le sang de la peau, forme une faible teinte jaunâtre. L’ombre d’un corps bleu prend une nuance de bleu ; et les ombres et les corps reflètent les uns sur les autres. Ce sont ces reflets infinis des ombres et des corps qui engendrent l’harmonie sur votre bureau, où le travail et le génie ont jeté la brochure à côté du livre, le livre à côté du cornet, le cornet au milieu de cinquante objets disparates de nature, de forme et de couleur. Qui est-ce qui observe ? qui est-ce qui connaît ? qui est-ce qui exécute ? qui est-ce qui fond tous ces effets ensemble ? qui est-ce qui en connaît le résultat nécessaire ? La loi en est pourtant bien simple ; et le premier teinturier à qui vous portez un échantillon d’étoffe nuancée, jette la pièce d’étoffe blanche dans sa chaudière, et sait l’en tirer teinte comme vous l’avez désirée. Mais le peintre observe lui-même cette loi sur sa palette, quand il mêle ses teintes. Il n’y a pas une loi pour les couleurs, une loi pour la lumière, une loi pour les ombres ; c’est partout la même.

Et malheur aux peintres, si celui qui parcourt une galerie y porte jamais ces principes ! Heureux le temps où ils seront populaires ! C’est la lumière générale de la nation qui empêche le souverain, le ministre et l’artiste de faire des sottises. O sacra reverentia plebis ! Il n’y en a pas un qui ne soit tenté de s’écrier : « Canaille, combien je me donne de peine, pour obtenir de toi un signe d’approbation ! »