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ESSAI SUR LA PEINTURE.

de caractères, vices d’ordonnance, on oublie tout ; on demeure extasié, surpris, enchaîné, enchanté.

S’il nous arrive de nous promener aux Tuileries, au bois de Houlogne, ou dans quelque endroit écarté des Champs-Élysées, sous quelques-uns de ces vieux arbres épargnés parmi tant d’autres qu’on a sacrifiés au parterre et à la vue de l’hôtel de Pompadour[1] sur la fin d’un beau jour, au moment où le soleil plonge ses rayons obliques à travers la masse touffue de ces arbres, dont les branches entremêlées les arrêtent, les renvoient, les brisent, les rompent, les dispersent sur les troncs, sur la terre, entre les feuilles, et produisent autour de nous une variété infinie d’ombres fortes, d’ombres moins fortes, de parties obscures, moins obscures, éclairées, plus éclairées, tout à fait éclatantes : alors les passages de l’obscurité à l’ombre, de l’ombre à la lumière, de la lumière au grand éclat, sont si doux, si touchants, si merveilleux, que l’aspect d’une branche, d’une feuille, arrête l’œil et suspend la conversation au moment même le plus intéressant. Nos pas s’arrêtent involontairement ; nos regards se promènent sur la toile magique, et nous nous écrions : « Quel tableau ! Oh ! que cela est beau ! ». Il semble que nous considérions la nature comme le résultat de l’art ; et, réciproquement, s’il arrive que le peintre nous répète le même enchantement sur la toile, il semble que nous regardions l’effet de l’art comme celui de la nature. Ce n’est pas au Salon, c’est dans le fond d’une forêt, parmi les montagnes que le soleil ombre et éclaire, que Loutherbourg et Vernet sont grands.

Le ciel répand une teinte générale sur les objets. La vapeur de l’atmosphère se discerne au loin ; près de nous son effet est moins sensible ; autour de moi les objets gardent toute la force et toute la variété de leurs couleurs ; ils se ressentent moins de la teinte de l’atmosphère et du ciel ; au loin, ils s’effacent, ils

  1. Mme de Pompadour avait acheté on 1753 l’hôtel d’Évreux qui est aujourd’hui l’Élysée national. Les jardins, quoique fort grands, ne lui parurent pas suffisants, et elle prit, malgré les murmures du peuple, un assez vaste morceau de la promenade des Champs-Élysées pour y établir un potager. Puis, comme la vue de l’hôtel restait cependant bornée au midi, elle obtint de son frère la création de ce grand espace vide où a été bâti depuis le palais de l’Industrie, et qui porta longtemps le nom de carré Marigny. V. Mémoires du marquis d’Argenson, juin 1755.