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selon que ce grand tout est plus ou moins connu, l’échelle qu’on se forme de la grandeur des êtres est plus ou moins exacte : mais nous ne savons jamais bien quand elle est juste. Troisième source de diversité de goûts et de jugements dans les arts d’imitation. Les grands maîtres ont mieux aimé que leur échelle fût un peu trop grande que trop petite : mais aucun d’eux n’a la même échelle, ni peut-être celle de la nature.

L’intérêt, les passions, l’ignorance, les préjugés, les usages, les mœurs, les climats, les coutumes, les gouvernements, les cultes, les événements, empêchent les êtres qui nous environnent, ou les rendent capables de réveiller ou de ne point réveiller en nous plusieurs idées, anéantissent en eux des rapports très-naturels, et y en établissent de capricieux et d’accidentels. Quatrième source de diversité dans les jugements.

On rapporte tout à son art et à ses connaissances : nous faisons tous plus ou moins le rôle du critique d’Apelle, et quoique nous ne connaissions que la chaussure, nous jugeons aussi de la jambe ; ou, quoique nous ne connaissions que la jambe, nous descendons aussi à la chaussure : mais nous ne portons pas seulement ou cette témérité ou cette ostentation de détail dans le jugement des productions de l’art ; celles de la nature n’en sont pas exemptes. Entre les tulipes d’un jardin, la plus belle pour un curieux sera celle où il remarquera une étendue, des couleurs, une feuille, des variétés peu communes : mais le peintre occupé d’effets de lumière, de teintes, de clair-obscur, de formes relatives à son art, négligera tous les caractères que le fleuriste admire, et prendra pour modèle la fleur même méprisée par le curieux. Diversité de talents et de connaissances, cinquième source de diversité dans les jugements.

L’âme a le pouvoir d’unir ensemble les idées qu’elle a reçues séparément, de comparer les objets par le moyen des idées qu’elle en a, d’observer les rapports qu’elles ont entre elles, d’étendre ou de resserrer ses idées à son gré, de considérer séparément chacune des idées simples qui peuvent s’être trouvées réunies dans la sensation qu’elle en a reçue. Cette dernière opération de l’âme s’appelle abstraction. Les idées des substances corporelles sont composées de diverses idées simples, qui ont fait ensemble leurs impressions lorsque les substances corporelles se sont présentées à nos sens : ce n’est qu’en spécifiant en