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ESSAI SUR LA PEINTURE.

jaune et mûre tomber de l’arbre, et le raisin vert attaché au cep.

Mais pourquoi y a-t-il si peu d’artistes qui sachent rendre la chose à laquelle tout le monde s’entend ? Pourquoi cette variété de coloristes, tandis que la couleur est une en nature ? La disposition de l’organe y fait sans doute. L’œil tendre et faible ne sera pas ami des couleurs vives et fortes. L’homme qui peint répugnera à introduire dans son tableau les effets qui le blessent dans la nature. Il n’aimera ni les rouges éclatants, ni les grands blancs. Semblable à la tapisserie dont il couvrira les murs de son appartement, sa toile sera coloriée d’un ton faible, doux et tendre ; et communément il vous restituera par l’harmonie ce qu’il vous refusera en vigueur. Mais pourquoi le caractère, l’humeur même de l’homme n’influeraient-ils pas sur son coloris ? Si sa pensée habituelle est triste, sombre et noire ; s’il fait toujours nuit dans sa tête mélancolique et dans son lugubre atelier ; s’il bannit le jour de sa chambre ; s’il cherche la solitude et les ténèbres, n’aurez-vous pas raison de vous attendre à une scène vigoureuse peut-être, mais obscure, terne et sombre ? S’il est ictérique, et qu’il voie tout jaune, comment s’empêchera-t-il de jeter sur sa composition le même voile jaune que son organe vicié jette sur les objets de nature, et qui le chagrine lorsqu’il vient à comparer l’arbre vert qu’il a dans son imagination avec l’arbre jaune qu’il a sous ses yeux ?

Soyez sûr qu’un peintre se montre dans son ouvrage autant et plus qu’un littérateur dans le sien. Il lui arrivera une fois de sortir de son caractère, de vaincre la disposition et la pente de son organe. C’est comme l’homme taciturne et muet qui élève une fois la voix : l’explosion faite, il retombe dans son état naturel, le silence. L’artiste triste, ou né avec un organe faible, produira une fois un tableau vigoureux de couleur ; mais il ne tardera pas à revenir à son coloris naturel.

Encore un coup, si l’organe est affecté, quelle que soit son affection, il répandra sur tous les corps, interposera entre eux et lui une vapeur qui flétrira la nature et son imitation.

L’artiste, qui prend de la couleur sur sa palette, ne sait pas toujours ce qu’elle produira sur son tableau. En effet, à quoi compare-t-il cette couleur, cette teinte sur sa palette ? À d’autres