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le bassin funeste relève ses yeux effrayés. Le visage et les bras tendus de celui qui me parut si beau montrent toute sa douleur et tout son effroi. Ces deux prêtres âgés, dont les regards cruels ont dû se repaître si souvent de la vapeur du sang dont ils ont arrosé les autels, n’ont pu se refuser à la douleur, à la commisération, à l’effroi ; ils plaignent le malheureux, ils souffrent, ils sont consternés. Cette femme seule, appuyée contre une des colonnes, saisie d’horreur et d’effroi, s’est retournée subitement ; et cette autre, qui avait le dos contre une borne, s’est renversée en arrière, une de ses mains s’est portée sur ses yeux, et son autre bras semble repousser d’elle ce spectacle effrayant. La surprise et l’effroi sont peints sur les visages des spectateurs éloignés d’elle. Mais rien n’égale la consternation et la douleur du vieillard aux cheveux gris. Ses cheveux se sont dressés sur son front ; je crois le voir encore, la lumière du brasier ardent l’éclairant, et ses bras étendus au-dessus de l’autel. Je vois ses yeux, je vois sa bouche, je le vois s’élancer ; j’entends ses cris, ils me réveillent ; la toile se replie, et la caverne disparaît.

Grimm.

Voilà le tableau de Fragonard ; le voilà avec tout son effet.

Diderot.

En vérité ?

Grimm.

C’est le même temple, la même ordonnance, les mêmes personnages, la même action, les mêmes caractères, le même intérêt général, les mêmes qualités, les mêmes défauts. Dans la caverne, vous n’avez vu que les simulacres des êtres ; et Fragonard, sur sa toile, ne vous en aurait montré non plus que les simulacres. C’est un beau rêve que vous avez fait ; c’est un beau rêve qu’il a peint. Quand on perd son tableau de vue pour un moment, on craint toujours que sa toile ne se replie comme la vôtre, et que ces fantômes intéressants et sublimes ne s’évanouissent comme ceux de la nuit. Si vous aviez vu son tableau, vous auriez été frappé de la même magie de lumière, et de la manière dont les ténèbres se fondaient avec elle ; du lugubre que ce mélange portait dans tous les points de sa composition ; vous auriez éprouvé la même commisération, le même effroi ; vous auriez vu la masse de cette lumière, forte d’abord, se