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petites figures, dont les ombres portées par-dessus nos têtes, et s’agrandissant en chemin, allaient s’arrêter sur la toile tendue au fond de la caverne, et y former des scènes, mais des scènes si naturelles, si vraies, que nous les prenions pour réelles ; et que tantôt nous en riions à gorge déployée, tantôt nous en pleurions à chaudes larmes, ce qui vous paraîtra d’autant moins étrange, qu’il y avait derrière la toile d’autres fripons subalternes aux gages des premiers, qui prêtaient à ces ombres les accents, les discours, les vraies voix de leurs rôles.

Malgré le prestige de cet apprêt, il y en avait dans la foule quelques-uns d’entre nous qui le soupçonnaient, qui secouaient de temps en temps leurs chaînes, et qui avaient la meilleure envie de se débarrasser de leurs éclisses et de tourner la tête ; mais à l’instant, tantôt l’un, tantôt l’autre des charlatans que nous avions à dos, se mettait à crier d’une voix forte et terrible : « Garde-toi de tourner la tête !… malheur à qui secouera sa chaîne !… Respecte les éclisses !… » Je vous dirai une autre fois ce qui arrivait à ceux qui méprisaient le conseil de la voix, les périls qu’ils couraient, les persécutions qu’ils avaient à souffrir. Ce sera pour quand nous ferons de la philosophie. Aujourd’hui qu’il s’agit de tableaux, j’aime mieux vous en décrire quelques-uns de ceux que je vis sur la grande toile. Je vous jure qu’ils valaient bien les meilleurs du Salon. Sur cette toile, tout paraissait d’abord assez décousu ; on pleurait, on riait, on jouait, on buvait, on chantait, on se mordait les poings, on s’arrachait les cheveux, on se caressait, on se fouettait ; au moment où l’un se noyait, un autre était pendu, un troisième élevé sur un piédestal. Mais à la longue, tout se liait, s’éclaircissait et s’entendait. Voici ce que je vis s’y passer à différents intervalles, que je rapprocherai pour abréger.

D’abord ce fut un jeune homme, ses longs vêtements sacerdotaux en désordre, la main armée d’un thyrse, le front couronné de lierre, qui versait, d’un grand vase antique, des flots de vin dans de larges et profondes coupes qu’il portait à la bouche de quelques femmes, aux yeux hagards, et à la tête échevelée. Il s’enivrait avec elles ; elles s’enivraient avec lui ; et quand ils étaient ivres, ils se levaient et se mettaient à courir les rues en poussant des cris mêlés de fureur et de joie. Les peuples, frappés de ces cris, se renfermaient dans leurs maisons,