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Voilà donc dans les productions des arts, un beau essentiel, un beau de création humaine, et un beau de système : un beau essentiel, qui consiste dans l’ordre ; un beau de création humaine, qui consiste dans l’application libre et dépendante de l’artiste des lois de l’ordre, ou, pour parler plus clairement, dans le choix de tel ordre ; et un beau de système, qui naît des observations, et qui donne des variétés même entre les plus savants artistes : mais jamais au préjudice du beau essentiel, qui est une barrière qu’on ne doit jamais franchir. Hic murus aheneus esto. S’il est arrivé quelquefois aux grands maîtres de se laisser emporter par leur génie au delà de cette barrière, c’est dans les occasions rares où ils ont prévu que cet écart ajouterait plus à la beauté qu’il ne lui ôterait ; mais ils n’en ont pas moins fait une faute qu’on peut leur reprocher.

Le beau arbitraire se sous-divise, selon le même auteur, en un beau de génie, un beau de goût, et un beau de pur caprice : un beau de génie, fondé sur la connaissance du beau essentiel, qui donne des règles inviolables ; un beau de goût, fondé sur la connaissance des ouvrages de la nature et des productions des grands maîtres, qui dirige dans l’application et l’emploi du beau essentiel ; un beau de caprice, qui n’étant fondé sur rien, ne doit être admis nulle part.

Que devient le système de Lucrèce et des Pyrrhoniens, dans le système du P. André ? que reste-t-il d’abandonné à l’arbitraire ? Presque rien ; aussi pour toute réponse à l’objection de ceux qui prétendent que la beauté est d’éducation et de préjugé, il se contente de développer la source de leur erreur. Voici, dit-il, comment ils ont raisonné : ils ont cherché dans les meilleurs ouvrages des exemples de beau de caprice, et ils n’ont pas eu de peine à y en rencontrer, et à démontrer que le beau qu’on y reconnaissait était de caprice ; ils ont pris des exemples du beau de goût, et ils ont très-bien démontré qu’il y avait aussi de l’arbitraire dans ce beau ; et sans aller plus loin, ni s’apercevoir que leur énumération était incomplète, ils ont conclu que tout ce qu’on appelle beau, était arbitraire et de caprice ; mais on conçoit aisément que leur conclusion n’était juste que par rapport à la troisième branche du beau artificiel, et que leur raisonnement n’attaquait ni les deux autres branches de ce beau, ni le beau naturel, ni le beau essentiel.