Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, X.djvu/245

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
235
SALON DE 1765.

toutes les années précédentes semble se réduire à rien : on ne fut pas plus emprunté la première fois qu’on prit le crayon. Il faut apprendre à l’œil à regarder la nature ; et combien ne l’ont jamais vue et ne la verront jamais ! C’est le supplice de notre vie. On nous a tenus cinq à six ans devant le modèle, lorsqu’on nous livre à notre génie, si nous en avons. Le talent ne se décide pas en un moment. Ce n’est pas au premier essai qu’on a la franchise de s’avouer son incapacité. Combien de tentatives tantôt heureuses, tantôt malheureuses ! Des années précieuses se sont écoulées, avant que le jour de dégoût, de lassitude et d’ennui soit venu. L’élève est âgé de dix-neuf à vingt ans, lorsque, la palette lui tombant des mains, il reste sans état, sans ressources et sans mœurs ; car d’avoir sans cesse sous les yeux la nature toute nue, être jeune et sage, cela ne se peut. Que faire alors ? que devenir. Il faut ou mourir de faim ou se jeter dans quelques-unes de ces conditions subalternes, dont la porte est ouverte à la misère. On prend ce dernier parti ; et à l’exception d’une vingtaine, qui viennent ici tous les deux ans s’exposer aux bêtes, les autres, ignorés et moins malheureux peut-être, ont le plastron sur la poitrine dans une salle d’armes, ou le mousquet sur l’épaule dans un régiment, ou l’habit de théâtre sur les tréteaux. Ce que je vous dis là, c’est l’histoire de Bellecour, de Le Kain et de Brizard, mauvais peintres que le désespoir a rendus comédiens[1]. »

Chardin nous raconta[2], s’il vous en souvient, qu’un de ses confrères, dont le fils était tambour dans un régiment, répondait[3] à ceux qui lui en demandaient des nouvelles, qu’il avait quitté la peinture pour la musique ; puis reprenant le ton sérieux, il ajouta : « Tous les pères de ces enfants incapables et déroutés, ne prennent pas la chose aussi gaiement. Ce que vous voyez est le fruit des travaux du petit nombre de ceux qui ont lutté avec plus ou moins de succès. Celui qui n’a pas senti

  1. Variante : … Mauvais comédiens, de désespoir d’être médiocres peintres. — Cette correction de Naigeon lui a attiré la réclamation suivante de la part de son frère : « Bien entendu que c’était au moment où ils avaient quitté la peinture pour être acteurs ; car ils sont devenus les meilleurs acteurs tragiques qu’il y ait eu en ce siècle. » (Note manuscrite de Naigeon le Jeune.)
  2. Variante : Vous nous racontâtes…
  3. Variante : … qu’un de ces échappés de l’Académie s’étant fait tambour dans un régiment, son père…