Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, X.djvu/22

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


9º Il paraît de là, continuent les mêmes systématiques, que certains objets sont immédiatement et par eux-mêmes, les occasions du plaisir que donne la beauté ; que nous avons un sens propre à le goûter ; que ce plaisir est individuel, et qu’il n’a rien de commun avec l’intérêt. En effet n’arrive-t-il pas en cent occasions qu’on abandonne l’utile pour le beau ? Cette généreuse préférence ne se remarque-t-elle pas quelquefois dans les conditions les plus méprisées ? Un honnête artisan se livrera à la satisfaction de faire un chef-d’œuvre qui le ruine, plutôt qu’à l’avantage de faire une mauvais ouvrage qui l’enrichirait.

10º Si on ne joignait pas à la considération de l’utile quelque sentiment particulier, quelque effet subtil d’une faculté différente de l’entendement et de la volonté, on n’estimerait une maison que pour son utilité, un jardin que pour sa fertilité, un habillement que pour sa commodité. Or cette estimation étroite des choses n’existe pas même dans les enfants et dans les sauvages. Abandonnez la nature à elle-même, et le sens interne exercera son empire : peut-être se trompera-t-il dans son objet ; mais la sensation de plaisir n’en sera pas moins réelle. Une philosophie austère, ennemie du luxe, brisera les statues, renversera les obélisques, transformera nos palais en cabanes, et nos jardins en forêts ; mais elle n’en sentira pas moins la beauté réelle de ces objets ; le sens interne se révoltera contre elle ; et elle sera réduite à se faire un mérite de son courage.

C’est ainsi, dis-je, que Hutcheson et ses sectateurs s’efforcent d’établir la nécessité du sens interne du beau ; mais ils ne parviennent qu’à démontrer qu’il y a quelque chose d’obscur et d’impénétrable dans le plaisir que le beau nous cause ; que ce plaisir semble indépendant de la connaissance des rapports et des perceptions ; que la vue de l’utile n’y entre pour rien, et qu’il fait des enthousiastes que ni les récompenses ni les menaces ne peuvent ébranler.

Du reste, ces philosophes distinguent dans les êtres corporels un beau absolu et un beau relatif. Ils n’entendent point par un beau absolu, une qualité tellement inhérente dans l’objet, qu’elle le rende beau par lui-même, sans aucun rapport à l’âme qui le voit et qui en juge. Le terme beau, semblable aux autres noms des idées sensibles, désigne proprement, selon eux, la