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Ce faire de Loutherbourg, de Casanove, de Chardin et de quelques autres, tant anciens que modernes, est long et pénible. Il faut à chaque coup de pinceau, ou plutôt de brosse ou de pouce, que l’artiste s’éloigne de sa toile pour juger de l’effet. De près l’ouvrage ne paraît qu’un tas informe de couleurs grossièrement appliquées. Rien n’est plus difficile que d’allier ce soin, ces détails, avec ce qu’on appelle la manière large. Si les coups de force s’isolent et se font sentir séparément, l’effet du tout est perdu. Quel art il faut pour éviter cet écueil ! Quel travail que celui d’introduire entre une infinité de chocs fiers et vigoureux une harmonie générale qui les lie et qui sauve l’ouvrage de la petitesse de forme ! Quelle multitude de dissonances visuelles à préparer et à adoucir ! Et puis, comment soutenir son génie, conserver sa chaleur pendant le cours d’un travail aussi long ? Ce genre heurté ne me déplaît pas.

Le jeune Loutherbourg est, à ce qu’on dit, d’une figure agréable ; il aime le plaisir, le faste et la parure, c’est presque un petit-maître. Il travaillait chez Casanove et n’était pas mal avec sa femme… Un beau jour il s’échappe de l’atelier de son maître et d’entre les bras de sa maîtresse ; il se présente à l’Académie avec vingt tableaux de la même force et se fait recevoir par acclamation.

Il a fait, tout en débutant, une cruelle niche à ce Casanove chez qui il travaillait ; parmi ses tableaux, il en a exposé un petit avec son nom, Loutherbourg, écrit sur le cadre en gros caractères ; c’est un sujet de bataille. C’est précisément comme s’il eût dit à tout le monde : « Messieurs, rappelez-vous ces morceaux de Casanove qui vous ont tant surpris il y a deux ans ; regardez bien celui-ci et jugez à qui appartient le mérite des autres. »

Ce petit tableau de bataille est entre deux paysages de la plus douce séduction. Ce n’est rien : des roches, des plantes, des eaux ; mais comme tout cela est fait ! Comme je les mettrais sous mon habit si l’on ne me regardait pas !


VERNET.


Que ne puis-je, pour un moment, ressusciter les peintres de la Grèce et ceux tant de Rome ancienne que de Rome nouvelle.