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lance. Si l’on répand sur son visage quelque vestige léger de plaisir, c’est de respirer la douceur de l’air, c’est de retrouver la lumière du jour. Mais suivez cette idée, et les détails vous en feront bientôt sentir toute la vérité. Ne voyez-vous pas combien cette action faible et vague du ressuscité, portée vers le ciel et distraite des assistants, rendra la joie et l’étonnement de ceux-ci énergiques ? Il ne les voit pas, il ne les entend pas ; il a la bouche entr’ouverte, il respire, il rouvre ses yeux à la lumière, il la cherche : cependant les autres sont comme pétrifiés.

J’ai une Résurrection du Lazare toute nouvelle dans ma tête ; qu’on m’amène un grand maître, et nous verrons. N’est-il pas étonnant qu’entre tant de témoins du prodige, il ne s’en trouve pas un qui tourne ses regards attentifs et réfléchis sur celui qui l’a opéré, et qui ait l’air de dire en lui-même : « Quel diable d’homme est-ce là ! Celui qui peut rendre la vie peut aussi facilement donner la mort… » Pas un qui se soit avisé de faire pleurer de joie une des sœurs du ressuscité ; pas un des parents qui tombe en faiblesse. Qu’on m’amène incessamment un grand maître, et s’il répond à ce que je sens, je vous offre une résurrection plus vraie, plus miraculeuse, plus pathétique et plus forte qu’aucune de celles que vous ayez encore vues.

En revenant de Saint-Martin des Champs n’oubliez pas de faire un tour à Saint-Gervais et d’y voir les deux tableaux du Martyre de saint Gervais et de saint Protais[1], et quand vous les aurez vus, élevez vos bras vers le ciel et écriez-vous : Sublime Le Sueur ! divin Le Sueur !… Lisez Homère et Virgile, et ne regardez plus de tableaux. C’est que tout est dans ceux-ci ; tout ce qu’on peut imaginer. Les observations de nature les plus minutieuses n’y sont pas négligées. S’il a placé deux chevaux l’un à côté de l’autre, ils se baisent du nez ; au milieu d’une scène atroce, deux animaux se caressent comme s’ils se félicitaient d’être d’une autre espèce que la nôtre. Ce sont des riens, mais quand un homme pense à ces riens, il n’oublie pas les grandes choses. C’est Mme Pernelle qui, après avoir grondé toute sa famille, s’en retourne en grondant sa servante.

  1. Le tableau de Le Sueur, sous ce titre, est actuellement au Louvre (no 520) ; il a été gravé par Gérard Audran et par Baquoy. Le second, qui était dans l’église Saint-Gervais, et qui représentait la flagellation des deux martyrs, avait été seulement dessiné par Le Sueur et peint par Goussey.