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« Mais, monsieur Boucher, où avez-vous pris ces tons de couleur ? » il vous répondra : « Dans ma tête. — Mais ils sont faux. — Cela se peut, et je ne me suis pas soucié d’être vrai. Je peins un événement fabuleux avec un pinceau romanesque. Que savez-vous ? la lumière du Thabor et celle du paradis sont peut-être comme cela. Avez-vous jamais été visité la nuit par des anges ? — Non. — Ni moi non plus ; et voilà pourquoi je m’essaye comme il me plaît dans une chose qui n’a point de modèle en nature. — Monsieur Boucher, vous n’êtes pas bon philosophe, si vous ignorez qu’en quelque lieu du monde que vous alliez et qu’on vous parle de Dieu, ce soit autre chose que l’homme. »


la bergerie[1].


Imaginez sur le fond un vase posé sur son piédestal et couronné d’un faisceau de branches renversées ; au dessous, un berger endormi sur les genoux de sa bergère ; répandez autour une houlette, un petit chapeau rempli de roses, un chien, des moutons, un bout de paysage et je ne sais combien d’autres objets entassés les uns sur les autres ; peignez le tout de la couleur la plus brillante, et vous aurez la Bergerie de Boucher.

Quel abus du talent ! combien de temps de perdu ! Avec la moitié moins de frais, on eût obtenu la moitié plus d’effet. Entre tant de détails, tous également soignés, l’œil ne sait où s’arrêter ; point d’air, point de repos. Cependant la bergère a bien la physionomie de son état ; et ce bout de paysage qui serre le vase est d’une délicatesse, d’une fraîcheur et d’un charme surprenants. Mais que signifient ce vase et son piédestal ? que signifient ces lourdes branches dont il est surmonté ? Quand on écrit, faut-il tout écrire ? quand on peint, faut-il tout peindre ? De grâce, laissez quelque chose à suppléer par mon imagination… Mais dites cela à un homme corrompu par la louange et entêté de son talent, et il hochera dédaigneusement de la tête ; il vous laissera dire et nous le quitterons : Jussum se suaque solum amare. C’est dommage pourtant.

Cet homme, lorsqu’il était nouvellement revenu d’Italie, fai-

  1. N’est point au livret.