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ceau de peinture passe. La réputation d’un grand peintre ne s’étend souvent parmi ses contemporains et ne se transmet à la postérité que par les qualités que la gravure peut conserver[1]. Ainsi le mérite du coloris disparaît. Au reste la gravure ôte quelquefois des défauts à un tableau ; mais quelquefois aussi elle lui en donne. Dans un tableau, par exemple, vous ne prendrez jamais une statue pour un personnage vivant. Elle n’aura jamais l’air équivoque sur la toile ; mais il n’en sera pas de même sur le cuivre.


CHALLE.


Des trois tableaux de Challe, la Cléopâtre expirante[2], le Socrate sur le point de boire la ciguë[3], et le Guerrier qui raconte ses aventures[4], on n’en remarque aucun, et l’on a tort. Le Socrate condamné en vaut la peine autant qu’aucun autre morceau du Salon. Je sais grand gré à notre Napolitain[5] de l’avoir déterré dans le coin obscur où on l’a placé. Il a l’air d’être peint il y a cent ans ; mais il est bien plus vieux encore pour la manière que pour la couleur. On dirait que c’est une copie d’après quelque bas-relief antique. Il y règne une simplicité, une tranquillité, surtout dans la figure principale, qui n’est guère de notre temps. Socrate est nu ; il a les jambes croisées. Il tient la coupe ; il parle ; il n’est pas plus ému que s’il faisait une leçon de philosophie ; c’est le plus sublime sang-froid. Il n’y avait qu’un homme d’un goût exquis qui pût remarquer ce morceau. Non est omnium. Il faut être fait à la sagesse de l’art antique ; il faut avoir vu beaucoup de bas-reliefs, beaucoup de médailles, beaucoup de pierres gravées. Socrate est la seule figure très-apparente. Les philosophes qui se désolent sont enfoncés et comme perdus dans un fond obscur et noir. Cela veut être vu de plus près. L’enfant qui recueille sur des tablettes les dernières paroles de Socrate me paraît très-beau, et de caractère, et de couleur, et de simplicité, et de lumière. Cependant il faut

  1. Voyez le tableau d’Esther et d’Assuérus, peint par Poussin, et le même morceau gravé par Poilly.
  2. Tableau de 5 pieds 10 pouces de hauteur sur 5 pieds de largeur ; no 39.
  3. Tableau de 8 pieds de large sur 6 pieds 6 pouces de haut ; no 40.
  4. Paysage de 4 pieds 6 pouces de haut sur 3 pieds 6 pouces de large ; no 41.
  5. Galiani, avec qui Diderot paraît avoir visité assidûment le Salon de 1761.