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qu’en dites-vous ? Sachez, monsieur Pierre, qu’il ne faut pas copier, ou copier mieux ; et de quelque manière qu’on fasse, il ne faut pas médire de ses modèles.

La Fuite en Égypte est traitée d’une manière piquante et neuve ; mais le peintre n’a pas su tirer parti de son idée. La Vierge passe sur le fond du tableau, portant entre ses bras l’enfant Jésus. Elle est suivie de Joseph et de l’âne qui porte le bagage. Sur le devant sont des pâtres prosternés, les mains tournées de son côté et lui souhaitant un heureux voyage. Le beau tableau, si le peintre avait su faire des montagnes au pied desquelles la Vierge eût passé ; s’il eût su faire ces montagnes bien droites, bien escarpées et bien majestueuses ; s’il eût su les couvrir de mousse et d’arbustes sauvages ; s’il eût su donner à sa Vierge de la simplicité, de la beauté, de la grandeur, de la noblesse ; si le chemin qu’elle eût suivi eût conduit dans les sentiers de quelque forêt bien solitaire et bien détournée ; s’il eût pris son moment au point du jour ou à sa chute ! Mais rien de tout cela. C’est qu’il n’a pas senti la richesse de son idée. C’est un tableau à refaire, et le sujet en vaut la peine.

La Décollation de saint Jean, encore pauvre production. Le corps du saint est à terre. L’exécuteur tient le couteau avec lequel il a tranché la tête ; il montre cette tête à Hérodiade. Cette tête est livide, comme s’il y avait plusieurs jours d’écoulés depuis l’exécution ; il n’en tombe pas une goutte de sang. La jeune fille qui tient le plat sur lequel elle sera posée, détourne la tête en tendant le plat : cela est bien ; mais l’Hérodiade paraît frappée d’horreur : ce n’est pas cela. Il faut d’abord qu’elle soit belle, mais de cette sorte de beauté qui s’allie avec la cruauté, avec la tranquillité et la joie féroce. Ne voyez-vous pas que ce mouvement d’horreur l’excuse, qu’il est faux, et qu’il rend votre composition froide et commune ? Voici le discours qu’il fallait me faire lire sur le visage d’Hérodiade : « Prêche à présent ; appelle-moi adultère à présent : tu as enfin obtenu le prix de ton insolence. » Le peintre n’a pas senti l’effet du sang qui eût coulé le long du bras de l’exécuteur, et arrosé le cadavre même. Mais je l’entends qui me répond : « Eh ! qui est-ce qui eût osé regarder cela ? » J’aime bien les tableaux de ce genre dont on détourne la vue, pourvu que ce soit d’horreur, et non de dégoût. Qu’y a-t-il de plus horrible que l’action et le sang-froid de la