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s’embarrasse ; ma voix s’altère ; mes idées se décomposent ; mon discours se suspend ; je balbutie, je m’en aperçois ; les larmes coulent de mes joues, et je me tais. — Mais cela vous réussit. — En société ; au théâtre, je serais hué. — Pourquoi ? — Parce qu’on ne vient pas pour voir des pleurs, mais pour entendre des discours qui en arrachent, parce que cette vérité de nature dissone avec la vérité de convention. Je m’explique : je veux dire que, ni le système dramatique, ni l’action, ni les discours du poète, ne s’arrangeraient point de ma déclamation étouffée, interrompue, sanglotée. Vous voyez qu’il n’est pas même permis d’imiter la nature, même la belle nature, la vérité de trop près, et qu’il est des limites dans lesquelles il faut se renfermer. — Et ces limites, qui les a posées ? — Le bon sens, qui ne veut pas qu’un talent nuise à un autre talent. Il faut quelquefois que l’acteur se sacrifie au poète. — Mais si la composition du poète s’y prêtait ? — Eh bien ! vous auriez une autre sorte de tragédie tout à fait différente de la vôtre. — Et quel inconvénient à cela ? — Je ne sais pas trop ce que vous y gagneriez ; mais je sais très-bien ce que vous y perdriez.


Ici l’homme paradoxal s’approcha pour la seconde ou la troisième fois de son antagoniste, et lui dit :

Le mot est de mauvais goût, mais il est plaisant, mais il est d’une actrice sur le talent de laquelle il n’y a pas deux sentiments. C’est le pendant de la situation et du propos de la Gaussin ; elle est aussi renversée entre Pillot-Pollux ; elle se meurt, du moins je le crois, et elle lui bégaye tout bas : Ah ! Pillot, que tu pues[1] !

Ce trait est d’Arnould faisant Télaïre. Et dans ce moment, Arnould est vraiment Télaïre ? Non, elle est Arnould, toujours Arnould. Vous ne m’amènerez jamais à louer les degrés intermédiaires d’une qualité qui gâterait tout, si, poussée à l’extrême, le comédien en était dominé. Mais je suppose que le poète eût écrit la scène pour être déclamée au théâtre comme je la réciterais en société ; qui est-ce qui jouerait cette scène ? Personne, non, personne, pas même l’acteur le plus maître de

  1. Voir la note de Grimm ci-dessus, p. 358. Grimm n’a pas osé le mot propre, qui est traditionnel.