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ne puissiez m’embarrasser encore ; mais je vous ébranlerais, je crois, si vous me permettiez de m’associer un second. Il est quatre heures et demie ; on donne Didon ; allons voir mademoiselle Raucourt ; elle vous répondra mieux que moi.

LE PREMIER

Je le souhaite, mais je ne l’espère pas. Pensez-vous qu’elle fasse ce que ni la Le Couvreur, ni la Duclos, ni la de Seine, ni la Balincourt, ni la Clairon, ni la Dumesnil n’ont pu faire ? J’ose vous assurer que, si notre jeune débutante est encore loin de la perfection, c’est qu’elle est trop novice pour ne point sentir, et je vous prédis que, si elle continue de sentir, de rester elle et de préférer l’instinct borné de la nature à l’étude illimitée de l’art, elle ne s’élèvera jamais à la hauteur des actrices que je vous ai nommées. Elle aura de beaux moments, mais elle ne sera pas belle. Il en sera d’elle comme de la Gaussin et de plusieurs autres qui n’ont été toute leur vie maniérées, faibles et monotones, que parce qu’elles n’ont jamais pu sortir de l’enceinte étroite où leur sensibilité naturelle les renfermait. Votre dessein est-il toujours de m’opposer mademoiselle Raucourt ?

LE SECOND

Assurément.

LE PREMIER

Chemin faisant, je vous raconterai un fait qui revient assez au sujet de notre entretien. Je connaissais Pigalle ; j’avais mes entrées chez lui. J’y vais un matin, je frappe ; l’artiste m’ouvre, son ébauchoir à la main ; et, m’arrêtant sur le seuil de son atelier : « Avant que de vous laisser passer, me dit-il, jurez-moi que vous n’aurez pas de peur d’une belle femme toute nue… » Je souris… j’entrai. Il travaillait alors à son monument du maréchal de Saxe, et une très-belle courtisane lui servait de modèle pour la figure de la France. Mais comment croyez-vous qu’elle me parut entre les figures colossales qui l’environnaient ? pauvre, petite, mesquine, une espèce de grenouille ; elle en était écrasée ; et j’aurais pris, sur la parole de l’artiste, cette grenouille pour une belle femme, si je n’avais pas attendu la fin de la séance et si je ne l’avais pas vue terre à terre et le dos tourné à ces figures gigantesques qui la réduisaient à rien. Je vous laisse le soin d’appliquer ce phénomène singulier à la