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faite à la dernière représentation qu’à la première, à votre avis, peut-elle être l’effet de la sensibilité ?

Au reste, la question que j’approfondis a été autrefois entamée entre un médiocre littérateur, Rémond de Saint-Albine, et un grand comédien, Riccoboni[1]. Le littérateur plaidait la cause de la sensibilité, le comédien plaidait la mienne. C’est une anecdote que j’ignorais et que je viens d’apprendre.

J’ai dit, vous m’avez entendu, et je vous demande à présent ce que vous en pensez.

LE SECOND

Je pense que ce petit homme arrogant, décidé, sec et dur, en qui il faudrait reconnaître une dose honnête de mépris, s’il en avait seulement le quart de ce que la nature prodigue lui a accordé de suffisance, aurait été un peu plus réservé dans son jugement si vous aviez eu, vous, la complaisance de lui exposer vos raisons, lui, la patience de vous écouter ; mais le malheur est qu’il sait tout, et qu’à titre d’homme universel, il se croit dispensé d’écouter.

LE PREMIER

En revanche, le public le lui rend bien. Connaissez-vous madame Riccoboni ?

LE SECOND

Qui est-ce qui ne connaît pas l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages charmants, pleins de génie, d’honnêteté, de délicatesse et de grâce ?

LE PREMIER

Croyez-vous que cette femme fût sensible ?

LE SECOND

Ce n’est pas seulement par ses ouvrages, mais par sa conduite qu’elle l’a prouvé. Il y a dans sa vie un incident qui a pensé la conduire au tombeau. Au bout de vingt ans ses pleurs ne sont pas encore taris, et la source de ses larmes n’est pas encore épuisée[2].

LE PREMIER

Eh bien, cette femme, une des plus sensibles que la nature

  1. Voir la note de Grimm ci-dessus, p. 358.
  2. Il y a deux choses dans la vie de Mme Riccoboni qui pouvaient la maintenir dans un état permanent de tristesse : la trahison du jeune seigneur, qui fut son premier amant, lorsque, ruinée par suite des spéculations de ses parents dans la banque de Law, et bientôt orpheline, elle entra dans la vie, et, plus tard, les infidélités de son mari. Elle ne s’est un peu vengée que du premier, vingt-quatre ans après, en publiant sa correspondance dans son roman : Lettres de mistress Fanny Butler à milord Charles-Alfred de Caitonbridge, in-12, 1756.