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et le peuple romain de l’échange des captifs ! C’est ainsi qu’il s’exprime dans une ode, poème qui comporte bien plus de chaleur, de verve et d’exagération qu’un monologue tragique ; il dit :

« J’ai vu nos enseignes suspendues dans les temples de Carthage. J’ai vu le soldat romain dépouillé de ses armes qui n’avaient pas été teintes d’une goutte de sang. J’ai vu l’oubli de la liberté, et des citoyens les bras retournés en arrière et liés sur leur dos. J’ai vu les portes des villes toutes ouvertes, et les moissons couvrir les champs que nous avions ravagés. Et vous croyez que, rachetés à prix d’argent, ils reviendront plus courageux ? Vous ajoutez une perte à l’ignominie. La vertu, chassée d’une âme qui s’est avilie, n’y revient plus. N’attendez rien de celui qui a pu mourir, et qui s’est laissé garrotter. Carthage, que tu es grande et fière de notre honte !… »

Tel fut son discours et telle sa conduite. Il se refuse aux embrassements de sa femme et de ses enfants, il s’en croit indigne comme un vil esclave. Il tient ses regards farouches attachés sur la terre, et dédaigne les pleurs de ses amis, jusqu’à ce qu’il ait amené les sénateurs à un avis qu’il était seul capable de donner, et qu’il lui fut permis de retourner à son exil.

LE SECOND

Cela est simple et beau, mais le moment où le héros se montre, c’est le suivant.

LE PREMIER

Vous avez raison.

LE SECOND

Il n’ignorait pas le supplice qu’un ennemi féroce lui préparait. Cependant il reprend sa sérénité, il se dégage de ses proches qui cherchaient à différer son retour, avec la même liberté dont il se dégageait auparavant de la foule de ses clients pour aller se délasser de la fatigue des affaires dans ses champs de Vénafre ou sa campagne de Tarente.

LE PREMIER

Fort bien. À présent mettez la main sur la conscience, et dites-moi s’il y a dans nos poètes beaucoup d’endroits du ton propre à une vertu aussi haute, aussi familière, et ce que vous