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succès n’en sera que plus assuré. C’est surtout lorsque tout est faux qu’on aime le vrai, c’est surtout lorsque tout est corrompu que le spectacle est le plus épuré. Le citoyen qui se présente à l’entrée de la Comédie y laisse tous ses vices pour ne les reprendre qu’en sortant. Là il est juste, impartial, bon père, bon ami, ami de la vertu ; et j’ai vu souvent à côté de moi des méchants profondément indignés contre des actions qu’ils n’auraient pas manqué de commettre s’ils s’étaient trouvés dans les mêmes circonstances où le poète avait placé le personnage qu’ils abhorraient. Si je ne réussis pas d’abord, c’est que le genre était étranger aux spectateurs et aux acteurs ; c’est qu’il y avait un préjugé établi et qui subsiste encore contre ce qu’on appelle la comédie larmoyante ; c’est que j’avais une nuée d’ennemis à la cour, à la ville, parmi les magistrats, parmi les gens d’église, parmi les hommes de lettres.

LE SECOND

Et comment aviez-vous encouru tant de haines ?

LE PREMIER

Ma foi, je n’en sais rien, car je n’ai jamais fait de satire ni contre les grands ni contre les petits, et je n’ai croisé personne sur le chemin de la fortune et des honneurs. Il est vrai que j’étais du nombre de ceux qu’on appelle philosophes, qu’on regardait alors comme des citoyens dangereux, et contre lesquels le ministère avait lâché deux ou trois scélérats subalternes, sans vertu, sans lumières, et qui pis est sans talent. Mais laissons cela.

LE SECOND

Sans compter que ces philosophes avaient rendu la tâche des poètes et des littérateurs en général plus difficile. Il ne s’agissait plus, pour s’illustrer, de savoir tourner un madrigal ou un couplet ordurier.

LE PREMIER

Cela se peut. Un jeune dissolu, au lieu de se rendre avec assiduité dans l’atelier du peintre, du sculpteur, de l’artiste qui l’a adopté, a perdu les années les plus précieuses de sa vie, et il est resté à vingt ans sans ressources et sans talent. Que voulez-vous qu’il devienne ? Soldat ou comédien. Le voilà donc enrôlé dans une troupe de campagne. Il rôde jusqu’à ce qu’il puisse se promettre un début dans la capitale. Une malheureuse