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Est-ce au moment où vous venez de perdre votre ami ou votre maîtresse que vous composerez un poème sur sa mort ? Non. Malheur à celui qui jouit alors de son talent ! C’est lorsque la grande douleur est passée, quand l’extrême sensibilité est amortie, lorsqu’on est loin de la catastrophe, que l’âme est calme, qu’on se rappelle son bonheur éclipsé, qu’on est capable d’apprécier la perte qu’on a faite, que la mémoire se réunit à l’imagination, l’une pour retracer, l’autre pour exagérer la douceur d’un temps passé ; qu’on se possède et qu’on parle bien. On dit qu’on pleure, mais on ne pleure pas lorsqu’on poursuit une épithète énergique qui se refuse ; on dit qu’on pleure, mais on ne pleure pas lorsqu’on s’occupe à rendre son vers harmonieux : ou si les larmes coulent, la plume tombe des mains, on se livre à son sentiment et l’on cesse de composer.

Mais il en est des plaisirs violents ainsi que des peines profondes ; ils sont muets. Un ami tendre et sensible revoit un ami qu’il avait perdu par une longue absence ; celui-ci reparaît dans un moment inattendu, et aussitôt le cœur du premier se trouble : il court, il embrasse, il veut parler ; il ne saurait : il bégaye des mots entrecoupés, il ne sait ce qu’il dit, il n’entend rien de ce qu’on lui répond ; s’il pouvait s’apercevoir que son délire n’est pas partagé, combien il souffrirait ! Jugez par la vérité de cette peinture, de la fausseté de ces entrevues théâtrales où deux amis ont tant d’esprit et se possèdent si bien. Que ne vous dirais-je pas de ces insipides et éloquentes disputes à qui mourra ou plutôt à qui ne mourra pas, si ce texte, sur lequel je ne finirais point, ne nous éloignait de notre sujet ? C’en est assez pour les gens d’un goût grand et vrai ; ce que j’ajouterais n’apprendrait rien aux autres. Mais qui est-ce qui sauvera ces absurdités si communes au théâtre ? Le comédien, et quel comédien ?

Il est mille circonstances pour une où la sensibilité est aussi nuisible dans la société que sur la scène. Voilà deux amants, ils ont l’un et l’autre une déclaration à faire. Quel est celui qui s’en tirera le mieux ? Ce n’est pas moi. Je m’en souviens, je n’approchais de l’objet aimé qu’en tremblant ; le cœur me battait, mes idées se brouillaient ; ma voix s’embarrassait, j’estropiais tout ce que je disais ; je répondais non quand il fallait répondre oui ; je commettais mille gaucheries, des maladresses sans fin ; j’étais ridicule de la tête aux pieds, je m’en aperce-