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si je n’ai pas fait tout ce qui dépendait de moi pour répondre dignement à cette marque distinguée de leur estime ? Le Philosophe sans le savoir chancelle à la première, à la seconde représentation, et j’en suis bien affligé ; à la troisième, il va aux nues, et j’en suis transporté de joie. Le lendemain matin je me jette dans un fiacre, je cours après Sedaine ; c’était en hiver, il faisait le froid le plus rigoureux ; je vais partout où j’espère le trouver. J’apprends qu’il est au fond du faubourg Saint-Antoine, je m’y fais conduire. Je l’aborde ; je jette mes bras autour de son cou ; la voix me manque, et les larmes me coulent le long des joues. Voilà l’homme sensible et médiocre. Sedaine, immobile et froid, me regarde et me dit : « Ah ! Monsieur Diderot, que vous êtes beau ! » Voilà l’observateur et l’homme de génie.

Ce fait, je le racontais un jour à table, chez un homme que ses talents supérieurs destinaient à occuper la place la plus importante de l’État, chez M. Necker[1] ; il y avait un assez grand nombre de gens de lettres, entre lesquels Marmontel, que j’aime et à qui je suis cher. Celui-ci me dit ironiquement : « Vous verrez que lorsque Voltaire se désole au simple récit d’un trait pathétique et que Sedaine garde son sang-froid à la vue d’un ami qui fond en larmes, c’est Voltaire qui est l’homme ordinaire et Sedaine l’homme de génie ! » Cette apostrophe me déconcerte et me réduit au silence, parce que l’homme sensible, comme moi, tout entier à ce qu’on lui objecte, perd la tête et ne se retrouve qu’au bas de l’escalier. Un autre, froid et maître de lui-même, aurait répondu à Marmontel : « Votre réflexion serait mieux dans une autre bouche que la vôtre, parce que vous ne sentez pas plus que Sedaine et que vous faites aussi de fort belles choses, et que, courant la même carrière que lui, vous pouviez laisser à votre voisin le soin d’apprécier impartialement son mérite. Mais sans vouloir préférer Sedaine à Voltaire, ni Voltaire à Sedaine, pourriez-vous me dire ce qui serait sorti de la tête de l’auteur du Philosophe sans le savoir, du Déserteur et de Paris sauvé[2], si, au lieu de passer trente-cinq ans de sa vie à

  1. Necker ne fut directeur général des finances qu’en 1777. Ce passage prouve que le Paradoxe sur le comédien a été retouché vers cette époque.
  2. Maillard ou Paris sauvé, tragédie en cinq actes et en prose, qui n’a point été jouée, n’a été imprimée qu’en 1788. Prault, in-8o.