Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VII.djvu/30

Cette page a été validée par deux contributeurs.

verte, qui surprit tout le monde, excepté moi ; et dès la seconde fois que je le vis, je crus pouvoir, sans être indiscret, lui parler de sa famille, et de ce qui venait de s’y passer. Il satisfit à mes questions. Il me raconta son histoire. Je tremblai avec lui des épreuves auxquelles l’homme de bien est quelquefois exposé ; et je lui dis qu’un ouvrage dramatique, dont ces épreuves seraient le sujet, ferait impression sur tous ceux qui ont de la sensibilité, de la vertu, et quelque idée de la faiblesse humaine.

Hélas ! me répondit-il en soupirant, vous avez eu la même pensée que mon père. Quelque temps après son arrivée, lorsqu’une joie plus tranquille et plus douce commençait à succéder à nos transports, et que nous goûtions le plaisir d’être assis les uns à côté des autres, il me dit :

« Dorval, tous les jours je parle au ciel de Rosalie, et de toi. Je lui rends grâces de vous avoir conservés jusqu’à mon retour ; mais surtout de vous avoir conservés innocents. Ah ! mon fils, je ne jette point les yeux sur Rosalie sans frémir du danger que tu as couru. Plus je la vois, plus je la trouve honnête et belle, plus ce danger me paraît grand. Mais le ciel, qui veille aujourd’hui sur nous, peut nous abandonner demain ; nul de nous ne connaît son sort. Tout ce que nous savons, c’est qu’à mesure que la vie s’avance, nous échappons à la méchanceté qui nous suit. Voilà les réflexions que je fais toutes les fois que je me rappelle ton histoire. Elles me consolent du peu de temps qui me reste à vivre ; et, si tu voulais, ce serait la morale d’une pièce dont une partie de notre vie serait le sujet, et que nous représenterions entre nous.

— Une pièce, mon père !…

— Oui, mon enfant. Il ne s’agit point d’élever ici des tréteaux, mais de conserver la mémoire d’un événement qui nous touche, et de le rendre comme il s’est passé… Nous le renouvellerions nous-mêmes tous les ans, dans cette maison, dans ce salon. Les choses que nous avons dites, nous les redirions. Tes enfants en feraient autant, et les leurs et leurs descendants. Et je me survivrais à moi-même ; et j’irais converser ainsi, d’âge en âge, avec tous mes neveux… Dorval, penses-tu qu’un ouvrage qui leur transmettrait nos propres idées, nos vrais sentiments, les discours que nous avons tenus dans une des circonstances les plus importantes de notre vie, ne valût pas mieux que des