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OBSERVATIONS SUR LE FILS NATUREL.

fort loin en arrière ; c’est que le théâtre est un petit canton, dont ceux qui s’en sont emparés ne permettent pas qu’on approche ; il semble qu’on mette la faucille dans leurs moissons : c’est qu’en persécutant M. Diderot, on sert bassement la haine de quelques gens qu’il n’a peut-être pas assez ménagés. Que sais-je Ňint, et qui n’entrèrent jamais dans l’esprit d’un homme sans prétention, et qui, comme lui, s’est renfermé dans son cabinet ; qui ne court ni après la gloire, ni après la richesse, et qui a trouvé son bonheur dans un petit espace tapissé de livres ; c’est qu’en faisant des ouvrages de mœurs, il se fait à lui-même une existence honorable et inattaquable, et qu’il élève autour de lui un rempart contre lequel les efforts de ses ennemis se briseront ; et ces cruels ennemis ne le sentent que trop.

Croit-on que si l’auteur du Fils naturel eût publié un ouvrage philosophique, quelque sublime et profond qu’il eût été, il eût excité la même jalousie ? Non, sans doute ; mais une pièce de théâtre est tout autre chose. M. Diderot me semble donc avoir contre ses adversaires une ressource bien assurée, et que je crois fondée sur son goût ; c’est de multiplier les volumes de l'Encyclopédie, et de nous donner une comédie outre chaque volume : bientôt ses ennemis seront réduits au silence. Je me rappelle à ce sujet ce que me dit un jour le célèbre abbé Desfontaines, à qui M. Diderot, fort jeune encore, avait présenté un dialogue en vers. «Ce jeune homme, me dit-il, étudie les mathématiques, et je ne doute pas qu’il n’y fasse de grands progrès, car il a beaucoup d’esprit ; mais sur la lecture d’une pièce en vers qu’il m’a apportée autrefois, je lui ai conseillé de laisser là ces études sérieuses, et de se livrer au théâtre, pour lequel je lui crois un vrai talent.» Il est fâcheux pour le public que M. Diderot ait différé si longtemps à suivre un conseil qui nous eût procuré des chefs-d’œuvre. Mais travailler pour le théâtre, dans le sens que l’entendait l’abbé Desfontaines, c’est donner ses pièces aux comédiens, et ne pas écrire uniquement pour le cabinet. Pourquoi les priver du prestige de la scène, le public d’un de ses plus grands plaisirs, et soi-même des applaudissements les plus flatteurs et les plus glorieux ? M. Diderot avait d’autant moins de raison de suivre une route écartée, que le Fils naturel a été joué plusieurs fois à Saint-Germain[1] avec succès, quoique l’actrice qui faisait le rôle de Constance l’ait mal rendu. Qu’aurait-ce donc été, si cette pièce

  1. Le duc d’Ayen avait à Saint-Germain un théâtre particulier, sur lequel il jouait lui-même ainsi que sa fille, la comtesse de Tessé. Nous supposons que c’est de ce théâtre que veut parler l’abbé de La Porte. Nous savons, en effet, qu’on y était favorable aux nouveautés, puisqu’on y donna, en 1764, les premières représentations du drame de Lessing, Miss Sara Sampson, traduit par Trudaine de Montigny.