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terrogeai sur leur situation ; je peignis la mienne comme il me plut. Je proposai d’associer notre indigence, et de l’alléger en vivant en commun. On fit des difficultés ; j’insistai, et l’on consentit à la fin. Jugez de ma joie. Hélas ! elle a bien peu duré, et qui sait combien ma peine durera !

Hier, j’arrivai à mon ordinaire, Sophie était seule ; elle avait les coudes appuyés sur sa table, et la tête penchée sur sa main ; son ouvrage était tombé à ses pieds. J’entrai sans qu’elle m’entendît ; elle soupirait. Des larmes s’échappaient d’entre ses doigts, et coulaient le long de ses bras. Il y avait déjà quelque temps que je la trouvais triste… Pourquoi pleurait-elle ? qu’est-ce qui l’affligeait ? Ce n’était plus le besoin ; son travail et mes attentions pourvoyaient à tout… Menacé du seul malheur que je redoutais, je ne balançai point, je me jetai à ses genoux. Quelle fut sa surprise ! « Sophie, lui dis-je, vous pleurez ? qu’avez-vous ? ne me celez pas votre peine. Parlez-moi ; de grâce, parlez-moi. » Elle se taisait. Ses larmes continuaient de couler. Ses yeux, où la sérénité n’était plus, noyés dans les pleurs, se tournaient sur moi, s’en éloignaient, y revenaient. Elle disait seulement : « Pauvre Sergi, malheureuse Sophie ! » Cependant j’avais baissé mon visage sur ses genoux, et je mouillais son tablier de mes larmes. Alors la bonne rentra. Je me lève, je cours à elle, je l’interroge ; je reviens à Sophie, je la conjure. Elle s’obstine au silence. Le désespoir s’empare de moi ; je marche dans la chambre, sans savoir ce que je fais. Je m’écrie douloureusement : « C’est fait de moi ; Sophie, vous voulez nous quitter : c’est fait de moi. » À ces mots ses pleurs redoublent, et elle retombe sur sa table comme je l’avais trouvée. La lueur pâle et sombre d’une petite lampe éclairait cette scène de douleur, qui a duré toute la nuit. À l’heure que le travail est censé m’appeler, je suis sorti ; et je me retirais ici accablé de ma peine…

Le père de famille.

Tu ne pensais pas à la mienne.

Saint-Albin

Mon père !

Le père de famille.

Que voulez-vous ? qu’espérez-vous ?

Saint-Albin

Que vous mettrez le comble à tout ce que vous avez fait