personnages et de dire des choses entièrement opposées à la nature, l'on ne pourrait point pousser cela plus loin ! C’est, pour me servir d’une expression légère, ce que l’on pourrait appeler de la sodomie théâtrale. Je voudrais trouver quelques termes plus énergiques pour rendre cette opposition directe à la vérité et à la nature, il ne s’en trouve point d’assez violents dans la langue ! Le beau Fils si peu naturel n’a eu qu’une seule représentation ; Diderot l’a retiré à lui.
«C’est le comédien Mole qui seul a voulu et est venu à bout, malgré tous ses camarades, de faire représenter cette indigne rapsodie. M. Mole, qui a un amour-propre sans fond et sans rives, s’est flatté qu’il ferait réussir tout ce qu’il entreprendrait. M. Mole s’est trompé cette fois ; il se trompera souvent, d’autant plus que M. Mole est d’une ignorance crasse, qu’il n’a point fait ses études ; qu’il ne sait ni le latin ni le français ; qu’il ne connaît rien à l’art de la comédie, qu’il n’a pu en prendre les vraies notions dans les sources. Il est coiffé des principes hérétiques sur la comédie de MM. Diderot et Marmontel et de leurs complices. Tous ces impuissants dramatiques se sont faits dramatistes, c’est-à-dire compositeurs de ce que leur cabale appelle des drames[1].»
Et voilà une demi-douzaine d’exécutions d’un coup.
La Harpe, résumant toute cette histoire en quelques lignes dans son Cours de littérature, dit à son tour : «Diderot crut, toute sa vie, avoir fait une grande découverte, en proposant le drame sérieux, le drame honnête, la tragédie domestique ; et, sous tant d’affiches différentes, c’était tout uniment le genre de La Chaussée, en ôtant la versification et le mélange du comique. Diderot accompagna ses deux essais de deux poétiques. Le premier, intitulé le Fils naturel, fit un bruit prodigieux. L’auteur dirigeait l'Encyclopédie, et tout ce qui tenait à l'Encyclopédie, étant alors une affaire de parti, acquérait de la célébrité. Lorsque, dans la suite, le Fils naturel fut représenté, ce drame, dont l’impression
- ↑ Journal et Mémoires de Ch. Collé, nouvelle édition par M. Honoré Bonhomme (F. Duiot, 1868, t. III, p. 323). Ailleurs Collé avait été un peu moins dur. Lorsque avait paru le volume il avait écrit simplement : «C’est une pièce d’un homme de beaucoup d’esprit (car il y en a dans ce mauvais ouvrage), mais qui n’a ni génie ni talent pour le genre dramatique et qui n’a pas les premières notions de l’art théâtral… Il faut avouer que MM. les Encyclopédistes oui un amour-propre rebutant ; à peine ont-ils entrevu un art, qu’ils veulent en donner des lois aux maîtres de cet art même. Rousseau, de Genève, ne cesse pas de vouloir donner des leçons de musique à Rameau, qui ne voudrait pas de lui pour son écolier. Je cite cet exemple pour faire voir l’orgueil de Diderot, qui, dès le premier pas, ou, pour parler plus exactement, dès le premier faux pas qu’il fait dans le genre dramatique, veut nous apprendre comment il faut faire pour ne point tomber en courant cette carrière. J’oserais dire que cela est insolent, si d’ailleurs ces messieurs-là n’avaient pas cet amour-propre puant, de la meilleure foi du monde, et si ce n’étaient pas la plupart de très-honnètes gens, de mœurs très-pures, d’un savoir et d’un mérite distingué ; mais ils devraient se laisser louer par les autres, et ne pas se donner cette peine-là eux-mêmes. La probité et la candeur de M. Diderot sont connues…» Journal de Collé, mars 1757. Cette citation nous a paru utile à reproduire pour montrer quels éléments étrangers se mêlaient alors aux jugements qui auraient dû être purement littéraires.