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NOTICE PRÉLIMINAIRE.

tout ce qui est l’ouvrage du génie, du sentiment, de la délicatesse, n'a été senti que d’un très-petit nombre de spectateurs ; mais ce qui s’appelle le public et même les acteurs ne s’en sont pas doutés. La pièce a été mal jouée à deux ou trois endroits près, et la plus grande partie de la salle ne s’en est pas doutée. Ce qui n’a pas été applaudi attachait en silence le spectateur, et il ne s’en est pas douté. Enfin tout ce qui a été applaudi n’est pas, à mon avis, ce qui méritait le plus de l’être, et rien ne m’a tant prouvé que le goût des arts est sur son déclin en France, que l’impression qu’a faite sur le public la représentation du Fils naturel. »

Grimm termine ainsi :

«L’annonce de la seconde représentation avec des retranchements a été très-applaudie. Cette seconde représentation n’a pas eu lieu, parce que les nouvelles religions ne s’établissent pas sans tumulte. La même division qui régnait entre les spectateurs s’était élevée entre les acteurs, les uns défenseurs, les autres détracteurs du nouveau genre ; Mole est à la tête des premiers, Préville et sa femme sont à la tête des seconds. Ceux-ci s’occupent fort peu du succès d’une sorte d’ouvrage qui leur déplaît et mettent beaucoup de négligence dans l’étude de leurs rôles ; c’est ce qui est arrivé à Mme Préville. Mole lui en fit des reproches, peu ménagés peut-être ; celle-ci, qu’une fâcheuse aventure de galanterie avec Mole avait aigrie d’avance, répondit durement à Mole. Préville, le mari, se mêla de la querelle et écrivit à Mole que sa femme ne jouerait plus son rôle qu’une fois, parce qu’elle y était engagée par l’annonce faite au public. L’auteur intervint, et jugeant que Mme Préville, qui avait assez mal joué à la première représentation, jouerait encore plus mal à la seconde, retira sa pièce qui ne reparaîtra sur la scène que quand il pourra se procurer des acteurs de son choix [1]

Voyons maintenant un autre critique, un de ceux qui avaient, avec la verve et la liberté de langage d’Aristophane, la même haine des nouveautés : Collé le faiseur de parades, d’amphigouris, le faux bonhomme qui n’a divulgué ses prétentions et ses jalousies que dans son Journal posthume : «Le samedi 28 septembre (c’est le jeudi 26 qu’il faut lire), j’assistai, dit-il, à la première représentation du Fils naturel, de M. Diderot. J’y admirai la patience coriace du public à se laisser ennuyer pendant les cinq actes de cette rapsodie. Je ne connais aucun ouvrage aussi ennuyeux que ce Fils naturel. Le sermon le plus maussade n’est point aussi insipidement ennuyeux. Le Père de famille est bien mauvais, assurément, mais le Fils naturel l’est encore davantage ! Quand on aurait pris à tâche, dans ces deux coquineries, de mettre des

  1. Correspondance littéraire, novembre 1771.