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Le maître.

Et que chi va sano va lontano ; et je voudrais bien arriver.

Jacques.

Eh bien ! qu’avez-vous résolu ?

Le maître.

Ce que tu voudras.

Jacques.

En ce cas, nous revoilà chez le chirurgien ; et il était écrit là-haut que nous y reviendrions. Le docteur, sa femme et ses enfants se concertèrent si bien pour épuiser ma bourse par toutes sortes de petites rapines, qu’ils y eurent bientôt réussi. La guérison de mon genou paraissait bien avancée sans l’être, la plaie était refermée à peu de chose près, je pouvais sortir à l’aide d’une béquille, et il me restait encore dix-huit francs. Pas de gens qui aiment plus à parler que les bègues, pas de gens qui aiment plus à marcher que les boiteux. Un jour d’automne, une après-dîner qu’il faisait beau, je projetai une longue course ; du village que j’habitais au village voisin, il y avait environ deux lieues.

Le maître.

Et ce village s’appelait ?

Jacques.

Si je vous le nommais, vous sauriez tout. Arrivé là, j’entrai dans un cabaret, je me reposai, je me rafraîchis. Le jour commençait à baisser, et je me disposais à regagner le gîte lorsque, de la maison où j’étais, j’entendis une femme qui poussait les cris les plus aigus. Je sortis ; on s’était attroupé autour d’elle. Elle était à terre, elle s’arrachait les cheveux ; elle disait, en montrant les débris d’une grande cruche : « Je suis ruinée, je suis ruinée pour un mois ; pendant ce temps qui est-ce qui nourrira mes pauvres enfants ? Cet intendant, qui a l’âme plus dure qu’une pierre, ne me fera pas grâce d’un sou. Que je suis malheureuse ! Je suis ruinée, je suis ruinée !… » Tout le monde la plaignait ; je n’entendais autour d’elle que : « La pauvre femme ! » mais personne ne mettait la main dans la poche. Je m’approchai brusquement et lui dis : « Ma bonne, qu’est-ce qui vous est arrivé ? — Ce qui m’est arrivé ! est-ce que vous ne le voyez pas ? On m’avait envoyé acheter une cruche d’huile : j’ai fait un faux