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dites-lui votre affaire, proposez-lui de vous suivre à vingt lieues, il vous suivra ; après l’avoir employé, renvoyez-le sans un sou ; il s’en retournera satisfait.

Avez-vous entendu parler d’un certain Prémontval[1] qui donnait à Paris des leçons publiques de mathématiques ? C’était son ami… Mais Jacques et son maître se sont peut-être rejoints : voulez-vous que nous allions à eux, ou rester avec moi ?… Gousse et Prémontval tenaient ensemble l’école. Parmi les élèves qui s’y rendaient en foule, il y avait une jeune fille appelée Mlle  Pigeon[2], la fille de cet habile artiste qui a construit ces deux beaux planisphères qu’on a transportés du Jardin du Roi dans les salles de l’Académie des Sciences. Mlle  Pigeon allait là tous les matins avec son portefeuille sous le bras et son étui de mathématiques dans son manchon. Un des professeurs, Prémontval, devint amoureux de son écolière, et tout à travers les propositions sur les solides inscrits à la sphère, il y eut un enfant de fait. Le père Pigeon n’était pas homme à entendre patiemment la vérité de ce corollaire. La situation des amants devient embarrassante, ils en confèrent ; mais n’ayant rien, mais rien du tout, quel pouvait être le résultat de leurs délibérations ? Ils appellent à leur secours l’ami Gousse. Celui-ci, sans mot dire, vend tout ce qu’il possède, linge, habits, machines, meubles, livres ; fait une somme, jette les deux amoureux dans une chaise de poste, les accompagne à franc étrier jusqu’aux Alpes ; là, il vide sa bourse du peu d’argent qui lui restait, le leur donne, les embrasse, leur souhaite un bon voyage, et s’en revient à pied demandant l’aumône jusqu’à Lyon, où il gagna, à peindre les parois d’un cloître de moines, de quoi revenir à Paris sans mendier. — Cela est très beau. — Assurément ! et d’après cette action héroïque, vous croyez à Gousse un grand fonds de morale ?

  1. Prémontval (Pierre Le Guay de), fils d’un vieux commissaire de quartier de Paris, naquit à Charenton en 1716. Il enseignait les mathématiques vers 1740. Après qu’il eut enlevé Mlle  Pigeon, il passa en Suisse, puis à Berlin, y vécut pauvrement, quoique membre de l’Académie, et y mourut en 1764. À Paris, il faisait des conférences. Il est assez gai de voir Crébillon fils, comme censeur, donner son approbation au Discours sur l’utilité des mathématiques ou à celui sur la nature du nombre.
  2. Pigeon (Marie-Anne-Victoire), femme de Prémontval, née à Paris en 1724, mourut à Berlin en 1767, peu de temps après son mari. Elle était lectrice de la princesse Henri de Prusse. Elle a publié en 1750 : Mémoires sur la vie de Jean Pigeon ou le Mécaniste philosophe, ouvrage obscur sur les idées de son père.