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On apprit dans la suite que, n’espérant plus se revoir, ils avaient résolu de se battre à toute outrance, et que, sensible aux devoirs de la plus tendre amitié, au moment même de la férocité la plus inouïe, mon capitaine qui était riche, comme je vous l’ai dit… mon capitaine, qui était riche, avait exigé de son camarade qu’il acceptât une lettre de change de vingt-quatre mille livres qui lui assurât de quoi vivre chez l’étranger, au cas qu’il fût tué, celui-ci protestant qu’il ne se battrait point sans ce préalable ; l’autre répondant à cette offre : « Est-ce que tu crois, mon ami, que si je te tue, je te survivrai ?… » J’espère, monsieur, que vous ne me condamnerez pas à finir notre voyage sur ce bizarre animal…

Ils sortaient de chez le banquier, et ils s’acheminaient vers les portes de la ville, lorsqu’ils se virent entourés du major et de quelques officiers. Quoique cette rencontre eût l’air d’un incident fortuit, nos deux amis, nos deux ennemis, comme il vous plaira de les appeler, ne s’y méprirent pas. Le paysan se laissa reconnaître pour ce qu’il était. On alla passer la nuit dans une maison écartée. Le lendemain, dès la pointe du jour, mon capitaine, après avoir embrassé plusieurs fois son camarade, s’en sépara pour ne plus le revoir. À peine fut-il arrivé dans son pays, qu’il mourut.

Le maître.

Et qui est-ce qui t’a dit qu’il était mort ?

Jacques.

Et ce cercueil ? et ce carrosse à ses armes ? Mon pauvre capitaine est mort, je n’en doute pas.

Le maître.

Et ce prêtre les mains liées sur le dos ; et ces gens les mains liées sur le dos ; et ces gardes de la Ferme ou ces cavaliers de maréchaussée ; et ce retour du convoi vers la ville ? Ton capitaine est vivant, je n’en doute pas ; mais ne sais-tu rien de son camarade ?

Jacques.

L’histoire de son camarade est une belle ligne du grand rouleau ou de ce qui est écrit là-haut.

Le maître.

J’espère…