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Le maître.

Cela se peut encore.

Jacques.

Je ne serai peut-être pas pendu du tout.

Le maître.

J’en doute.

Jacques.

Il est peut-être écrit là-haut que j’assisterai seulement à la potence d’un autre ; et cet autre-là, qui sait qui il est ? s’il est proche, ou s’il est loin ?

Le maître.

Monsieur Jacques, soyez pendu, puisque le sort le veut, et que votre cheval le dit ; mais ne soyez pas insolent : finissez vos conjectures impertinentes, et faites-moi vite l’histoire de votre capitaine.

Jacques.

Monsieur, ne vous fâchez pas, on a quelquefois pendu de fort honnêtes gens : c’est un quiproquo de justice.

Le maître.

Ces quiproquos-là sont affligeants. Parlons d’autre chose.


Jacques, un peu rassuré par les interprétations diverses qu’il avait trouvées au pronostic du cheval, dit :

Quand j’entrai au régiment, il y avait deux officiers à peu près égaux d’âge, de naissance, de service et de mérite. Mon capitaine était l’un des deux. La seule différence qu’il y eût entre eux, c’est que l’un était riche et que l’autre ne l’était pas. Mon capitaine était le riche. Cette conformité devait produire ou la sympathie, ou l’antipathie la plus forte ; elle produisit l’une et l’autre…


Ici Jacques s’arrêta, et cela lui arriva plusieurs fois dans le cours de son récit, à chaque mouvement de tête que son cheval faisait de droite et de gauche. Alors, pour continuer, il reprenait sa dernière phrase, comme s’il avait eu le hoquet.


… Elle produisit l’une et l’autre. Il y avait des jours où ils étaient les meilleurs amis du monde, et d’autres où ils étaient ennemis mortels. Les jours d’amitié ils se cherchaient, ils se fêtaient, ils s’embrassaient, ils se communiquaient leurs peines, leurs plaisirs, leurs besoins ; ils se consultaient sur