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— Eh bien ! mon ami, lui dit sa femme, va-t’en, si tu t’ennuies. »

Cette femme avait un frère qu’elle aimait tendrement ; un jour il disparut de la cabane. Le premier jour, sa sœur s’attrista ; le second, elle se mit à pleurer ; le troisième, elle refusa de manger. Saint-Pierre, impatienté, prit ses armes, et sortit pour tâcher de découvrir le frère de sa femme. Il rencontra sur son chemin une horde de sauvages qui lui demandèrent où il allait. « Je vais chercher mon frère.

— Et ton frère, comment est-il ? » Saint-Pierre donne le signalement de son frère. Les sauvages lui dirent : « Retourne sur tes pas ; ton frère mange les hommes. Tiens, il habite ce coin de forêt que tu vois là-bas. Il a un chien qui l’avertit des passants, et il les tue. Retourne sur tes pas, car il te tuera. » Saint-Pierre continue son chemin, arrive à l’endroit où son frère était embusqué. La voix du chien se fait entendre. Il regarde. Il aperçoit la tête et le fusil de son frère. Il crie : « C’est moi, c’est ton frère, ne tire pas. » L’anthropophage tire. Saint-Pierre le poursuit. Désespérant de l’atteindre, il lui lâche son coup de fusil et le tue. Cela fait, il revient à la cabane. Sa femme, en l’apercevant, lui crie : « Et mon frère ?

— Ton frère, lui dit Saint-Pierre, était anthropophage. Il m’a tiré, il m’a manqué. Je l’ai poursuivi, je l’ai tiré ; je l’ai tué. » Sa femme lui répondit : « Donne-moi à manger. »

Un prisonnier sauvage est adopté dans une cabane. On s’aperçoit qu’il est estropié d’une main. On lui dit : « Tu vois bien que tu nous es inutile ; tu ne peux nous servir ni nous défendre.

— Il est vrai.

— Il faut que tu sois mangé.

— Il est vrai.

— Mais nous t’avons adopté, et nous espérons que tu mourras bravement.

— Vous pouvez y compter. »

Cet enthousiasme qui aliène l’homme de lui-même, et qui le rend impassible, rare parmi nous, est commun chez le sauvage.

L’homme sauvage est-il plus ou moins heureux que l’homme policé ? Peut-être n’est-il pas donné à l’homme d’étendre ou de restreindre la sphère de son bonheur ou de son malheur. Quoi