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bonheur de l’espèce n’aurait-il pas aussi son terme d’heureuse médiocrité placé entre la masse énorme de nos superfluités et l’indigence étroite de l’homme brut ? Faut-il arracher à la nature tout ce qu’on en peut obtenir, ou notre lutte contre elle ne devrait-elle pas se borner à rendre plus aisé le petit nombre de grandes fonctions auxquelles elle nous a destinés, se loger, se vêtir, se nourrir, se reproduire dans son semblable et se reposer en sûreté ? Tout le reste ne serait-il pas par hasard l’extravagance de l’espèce, comme tout ce qui excède l’ambition d’une certaine fortune est parmi nous l’extravagance de l’individu, c’est-à-dire un moyen sûr de vivre misérable, en s’occupant trop d’être heureux ? Si ces idées étaient vraies cependant, combien les hommes se seraient tourmentés en vain ! Ils auraient perdu de vue le but primitif, la lutte contre la nature. Lorsque la nature a été vaincue, le reste n’est qu’un étalage de triomphe qui nous coûte plus qu’il ne nous rend[1].


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L’habitant de la Hollande placé sur une montagne, et découvrant au loin la mer s’élevant au-dessus du niveau des terres de dix-huit à vingt pieds, qui la voit s’avancer en mugissant contre les digues qu’il a élevées, rêve, et se dit secrètement en lui-même : Tôt ou tard cette bête féroce sera la plus forte. Il prend en dédain un domicile aussi précaire, et sa maison en bois ou en pierre à Amsterdam n’est plus sa maison ; c’est son vaisseau qui est son asile et son vrai domicile, et peu à peu il prend une indifférence et des mœurs conformes à cette idée. L’eau est pour lui ce qu’est le voisinage des volcans pour d’autres peuples. L’esprit patriotique doit être aussi faible à La Haye qu’à Naples .[2]


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  1. Il paraît que l’auteur serait tenté de prononcer contre l’homme civilisé ; mais en appliquant le principe établi dans ce fragment aux faits, il sera obligé de changer d’avis. À tout prendre, l’homme en société, l’homme policé vit plus nombreux et plus longtemps que l’homme sauvage. (Note de Grimm.)
  2. Fait conséquent au raisonnement, mais contraire à l’expérience. C’est le bon ou le mauvais gouvernement qui décide de la force ou de la faiblesse de l’esprit patriotique. (Note de Grimm.)