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naissant du sein de la nature même qui menace l’homme de cent côtés différents. Voilà l’origine des liens particuliers et des vertus domestiques ; voilà l’origine des liens généraux et des vertus publiques ; voilà la source de la notion d’une utilité personnelle et publique ; voilà la source de tous les pactes individuels et de toutes les lois ; voilà la cause de la force de ces lois dans une nation pauvre et menacée ; voilà la cause de leur faiblesse dans une nation tranquille et opulente ; voilà la cause de leur presque nullité d’une nation à une autre.


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Il semble que la nature ait posé une limite au bonheur et au malheur des espèces. On n’obtient rien que par l’industrie et par le travail, on n’a aucune jouissance douce qui n’ait été précédée par quelque peine ; tout ce qui est au delà des besoins physiques rigoureux ne mérite presque que le nom de fantaisie. Pour savoir si la condition de l’homme brut, abandonné au pur instinct animal, dont la journée employée à chasser, à se nourrir, à produire son semblable et à se reposer, est le modèle de toutes ses journées et de toute sa vie ; pour savoir, dis-je, si cette condition est meilleure ou pire que celle de cet être merveilleux qui trie le duvet pour se coucher, file le cocon du ver à soie pour se vêtir, a changé la caverne, sa première demeure, en un palais, a su multiplier, varier ses commodités et ses besoins de mille manières différentes, il faudrait, à ce que je crois, trouver une mesure commune à ces deux conditions ; et il y en a une : c’est la durée. Si les prétendus avantages de l’homme en société abrègent sa durée, si la misère apparente de l’homme des bois allonge la sienne, c’est que l’un est plus fatigué, plus épuisé, plus tôt détruit, consommé par ses commodités, que l’autre ne l’est par ses fatigues. C’est un principe généralement applicable à toutes les machines semblables entre elles. Or, je demande si notre vie moyenne est plus longue ou plus courte que la vie moyenne de l’homme des bois. N’y a-t-il pas parmi nous plus de maladies héréditaires et accidentelles, plus d’êtres viciés et contrefaits ? N’en serait-il pas des commodités de la vie comme de l’opulence ? Si le bonheur de l’individu dans la société est placé dans l’aisance, entre la richesse extrême et la misère, le