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Aussi, autant d’hommes, autant de cris divers.

Il y a le cri de la nature ; et je l’entends lorsque Sara dit du sacrifice de son fils : Dieu ne l’eût jamais demandé à sa mère. Lorsque Fontenelle, témoin des progrès de l’incrédulité, dit : Je voudrais bien y être dans soixante ans, pour voir ce que cela deviendra ; il ne voulait qu’y être. On ne veut pas mourir ; et l’on finit toujours un jour trop tôt. Un jour de plus, et l’on eût découvert la quadrature du cercle.

Comment se fait-il que, dans les arts d’imitation, ce cri de nature qui nous est propre soit si difficile à trouver ? Comment se fait-il que le poëte qui l’a saisi, nous étonne et nous transporte ? Serait-ce qu’alors il nous révèle le secret de notre cœur ?

Il y a le cri de la passion ; et je l’entends encore dans le poëte, lorsque Hermione dit à Oreste :

Qui te l’a dit ?
lorsqu’à

Ils ne se verront plus,

Phèdre répond :

Ils ne se verront plus,Ils s’aimeront toujours !


à côté de moi, lorsqu’au sortir d’un sermon éloquent sur l’aumône, l’avare dit : Cela donnerait envie de demander ; lorsqu’une maîtresse surprise en flagrant délit dit à son amant : Ah ! vous ne m’aimez plus, puisque vous en croyez plutôt ce que vous avez vu que ce que je vous dis ; lorsque l’usurier agonisant dit au prêtre qui l’exhorte : Ce crucifix, en conscience, je ne saurais prêter là-dessus plus de cent écus ; encore faut-il m’en passer un billet de vente.

Il y eut un temps où j’aimais le spectacle, et surtout l’opéra. J’étais un jour à l’Opéra entre l’abbé de Canaye[1] que vous connaissez, et un certain Montbron[2], auteur de quelques brochures où l’on trouve beaucoup de fiel et peu, très-peu de talent. Je venais d’entendre un morceau pathétique, dont les paroles et la musique m’avaient transporté. Alors nous ne connaissions pas

  1. Voir t. V, p. 487.
  2. Fougeret de Montbron, auteur du Canapé couleur de feu, de la Henriade travestie, du Cosmopolite, de Margot la ravaudeuse, etc.