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que tout au contraire, c’est la fausseté dans le vin. Je vous ai dit une grossièreté, j’en suis fâché, et je vous en demande pardon.

Le maître.

Ma colère tomba peu à peu. J’embrassai le chevalier ; il se remit sur sa chaise, les coudes appuyés sur la table, les poings fermés sur les yeux ; il n’osait me regarder.

Jacques.

Il était si affligé ! et vous eûtes la bonté de le consoler ?… (Et Jacques de siffler encore.)

Le maître.

Le parti qui me parut le meilleur, ce fut de tourner la chose en plaisanterie. À chaque propos gai, le chevalier confondu me disait : « Il n’y a point d’homme comme vous ; vous êtes unique ; vous valez cent fois mieux que moi. Je doute que j’eusse eu la générosité ou la force de vous pardonner une pareille injure, et vous en plaisantez ; cela est sans exemple. Mon ami, que ferai-je jamais qui puisse réparer ?… Ah ! non, non, cela ne se répare pas. Jamais, jamais je n’oublierai ni mon crime ni votre indulgence ; ce sont deux traits profondément gravés là. Je me rappellerai l’un pour me détester, l’autre pour vous admirer, pour redoubler d’attachement pour vous.

— Allons, chevalier, vous n’y pensez pas, vous vous surfaites votre action et la mienne. Buvons à votre santé. Chevalier, à la mienne donc, puisque vous ne voulez pas que ce soit à la vôtre… » Le chevalier peu à peu reprit courage. Il me raconta tous les détails de sa trahison, s’accablant lui-même des épithètes les plus dures ; il mit en pièces, et la fille, et la mère, et le père, et les tantes, et toute la famille qu’il me montra comme un ramas de canailles indignes de moi, mais bien dignes de lui ; ce sont ses propres mots.

Jacques.

Et voilà pourquoi je conseille aux femmes de ne jamais coucher avec des gens qui s’enivrent. Je ne méprise guère moins votre chevalier pour son indiscrétion en amour que pour sa perfidie en amitié. Que diable ! il n’avait qu’à… être un honnête homme, et vous parler d’abord… Mais tenez, monsieur, je persiste, c’est un gueux, c’est un fieffé gueux. Je ne sais plus com-