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il a mille synonymes dans toutes les langues, il s’imprime en chacune sans être exprimé, sans voix, sans figure, et le sexe qui le fait le plus a usage de le taire le plus. Je vous entends encore, vous vous écriez : « Fi, le cynique ! Fi, l’impudent ! Fi, le sophiste !… » Courage, insultez bien un auteur estimable que vous avez sans cesse entre les mains, et dont je ne suis ici que le traducteur. La licence de son style m’est presque un garant de la pureté de ses mœurs ; c’est Montaigne[1]. Lasciva est nobis pagina, vita proba.


Jacques et son maître passèrent le reste de la journée sans desserrer les dents. Jacques toussait, et son maître disait : « Voilà une cruelle toux ! » regardait à sa montre l’heure qu’il était sans le savoir, ouvrait sa tabatière sans s’en douter, et prenait sa prise de tabac sans le sentir ; ce qui me le prouve, c’est qu’il faisait ces choses trois ou quatre fois de suite et dans le même ordre. Un moment après, Jacques toussait encore, et son maître disait : « Quelle diable de toux ! Aussi tu t’en es donné du vin de l’hôtesse jusqu’au nœud de la gorge. Hier au soir, avec le secrétaire, tu ne t’es pas ménagé davantage ; quand tu remontas tu chancelais, tu ne savais pas ce que tu disais ; et aujourd’hui tu as fait dix haltes, et je gage qu’il ne reste pas une goutte de vin dans ta gourde ?… » Puis il grommelait entre ses dents, regardait à sa montre, et régalait ses narines.

J’ai oublié de vous dire, lecteur, que Jacques n’allait jamais sans une gourde remplie du meilleur ; elle était suspendue à l’arçon de sa selle. À chaque fois que son maître interrompait son récit par quelque question un peu longue, il détachait sa gourde, en buvait un coup à la régalade, et ne la remettait à sa place que quand son maître avait cessé de parler. J’avais encore oublié de vous dire que, dans les cas qui demandaient de la réflexion, son premier mouvement était d’interroger sa gourde. Fallait-il résoudre une question de morale, discuter un fait, préférer un chemin à un autre, entamer, suivre ou abandonner une affaire, peser les avantages ou les désavantages d’une opération de politique, d’une spéculation de commerce ou de finance, la sagesse ou la folie d’une loi, le sort d’une guerre, le choix

  1. Tout ce passage est imité de Montaigne, liv. III, ch. v. (Br.)