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À quelque temps de là, dame Marguerite, c’était la femme de notre autre goguenard, avait du grain à faire moudre et n’avait pas le temps d’aller au moulin ; elle vint demander à mon père un de ses garçons qui y allât pour elle. Comme j’étais le plus grand, elle ne doutait pas que le choix de mon père ne tombât sur moi, ce qui ne manqua pas d’arriver. Dame Marguerite sort ; je la suis ; je charge le sac sur son âne et je le conduis seul au moulin. Voilà son grain moulu, et nous nous en revenions, l’âne et moi, assez tristes, car je pensais que j’en serais pour ma corvée. Je me trompais. Il y avait entre le village et le moulin un petit bois à passer ; ce fut là que je trouvai dame Marguerite assise au bord de la voie. Le jour commençait à tomber. « Jacques, me dit-elle, enfin te voilà ! Sais-tu qu’il y a plus d’une mortelle heure que je t’attends ?… »

Lecteur, vous êtes aussi trop pointilleux. D’accord, la mortelle heure est des dames de la ville et la grande heure, de dame Marguerite.

Jacques.

C’est que l’eau était basse, que le moulin allait lentement, que le meunier était ivre et que, quelque diligence que j’aie faite, je n’ai pu revenir plus tôt.

Marguerite.

Assieds-toi là, et jasons un peu.

Jacques.

Dame Marguerite, je le veux bien…

Me voilà assis à côté d’elle pour jaser et cependant nous gardions le silence tous deux. Je lui dis donc : Mais, dame Marguerite, vous ne me dites mot, et nous ne jasons pas.

Marguerite.

C’est que je rêve à ce que mon mari m’a dit de toi.

Jacques.

Ne croyez rien de ce que votre mari vous a dit ; c’est un gausseur.

Marguerite.

Il m’a assuré que tu n’avais jamais été amoureux.

Jacques.

Oh ! pour cela il a dit vrai.