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présente des verres, et les remplit, sans oublier le sien ; on lui dit des choses obligeantes ; elle y répond avec politesse et gaieté. On pique des deux, on se salue et l’on s’éloigne.

Il arriva que Jacques et son maître, le marquis des Arcis et son compagnon de voyage, avaient la même route à faire. De ces quatre personnages il n’y a que ce dernier qui ne vous soit pas connu. Il avait à peine atteint l’âge de vingt-deux ou de vingt-trois ans. Il était d’une timidité qui se peignait sur son visage ; il portait sa tête un peu penchée sur l’épaule gauche ; il était silencieux, et n’avait presque aucun usage du monde. S’il faisait la révérence, il inclinait la partie supérieure de son corps sans remuer ses jambes ; assis, il avait le tic de prendre les basques de son habit et de les croiser sur ses cuisses ; de tenir ses mains dans les fentes, et d’écouter ceux qui parlaient, les yeux presque fermés. À cette allure singulière, Jacques le déchiffra ; et s’approchant de l’oreille de son maître, il lui dit : « Je gage que ce jeune homme a porté l’habit de moine !

— Et pourquoi cela, Jacques ?

— Vous verrez. »

Nos quatre voyageurs allèrent de compagnie, s’entretenant de la pluie, du beau temps, de l’hôtesse, de l’hôte, de la querelle du marquis des Arcis, au sujet de Nicole. Cette chienne affamée et malpropre venait sans cesse s’essuyer à ses bas ; après l’avoir inutilement chassée plusieurs fois avec sa serviette, d’impatience il lui avait détaché un assez violent coup de pied… Et voilà tout de suite la conversation tournée sur cet attachement singulier des femmes pour les animaux. Chacun en dit son avis. Le maître de Jacques, s’adressant à Jacques, lui dit : « Et toi, Jacques, qu’en penses-tu ? »

Jacques demanda à son maître s’il n’avait pas remarqué que, quelle que fût la misère des petites gens, n’ayant pas de pain pour eux, ils avaient tous des chiens ; s’il n’avait pas remarqué que ces chiens, étant tous instruits à faire des tours, à marcher à deux pattes, à danser, à rapporter, à sauter pour le roi, pour la reine, à faire le mort, cette éducation les avait rendus les plus malheureuses bêtes du monde. D’où il conclut que tout homme voulait commander à un autre ; et que l’animal se trouvant dans la société immédiatement au-dessous de la classe des derniers citoyens commandés par toutes les autres classes,