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— Peut-être ; mais le Ciel m’est témoin de mon innocence… » (Madame ? Madame ? Madame ? — Pour qui et pour quoi que ce soit, je vous ai défendu de m’appeler ; appelez mon mari. — Il est absent.) Messieurs, je vous demande pardon, je suis à vous dans un moment.

Voilà l’hôtesse descendue, remontée et reprenant son récit :

« … Cela s’est fait sans mon consentement, à mon insu, par une malédiction à laquelle toute l’espèce humaine est apparemment assujettie, puisque moi, moi-même, je n’y ai pas échappé.

— Ah ! c’est de vous… Et avoir peur !… De quoi s’agit-il ?

— Marquis, il s’agit… Je suis désolée ; je vais vous désoler, et, tout bien considéré, il vaut mieux que je me taise.

— Non, mon amie, parlez ; auriez-vous au fond de votre cœur un secret pour moi ? La première de nos conventions ne fut-elle pas que nos âmes s’ouvriraient l’une à l’autre sans réserve ?

— Il est vrai, et voilà ce qui me pèse ; c’est un reproche qui met le comble à un beaucoup plus important que je me fais. Est-ce que vous ne vous apercevez pas que je n’ai plus la même gaieté ? J’ai perdu l’appétit ; je ne bois et je ne mange que par raison ; je ne saurais dormir. Nos sociétés les plus intimes me déplaisent. La nuit, je m’interroge et je me dis : Est-ce qu’il est moins aimable ? Non. Est-ce que vous auriez à vous en plaindre ? Non. Auriez-vous à lui reprocher quelques liaisons suspectes ? Non. Est-ce que sa tendresse pour vous est diminuée ? Non. Pourquoi, votre ami étant le même, votre cœur est-il donc changé ? car il l’est : vous ne pouvez vous le cacher ; vous ne l’attendez plus avec la même impatience ; vous n’avez plus le même plaisir à le voir ; cette inquiétude quand il tardait à revenir ; cette douce émotion au bruit de sa voiture, quand on l’annonçait, quand il paraissait, vous ne l’éprouvez plus.

— Comment, madame ! »

Alors la marquise de La Pommeraye se couvrit les yeux de ses mains, pencha la tête et se tut un moment après lequel elle ajouta : « Marquis, je me suis attendue à tout votre étonnement, à toutes les choses amères que vous m’allez dire. Marquis ! épargnez-moi… Non, ne m’épargnez pas, dites-les-moi ; je les écouterai avec résignation, parce que je les mérite. Oui, mon cher marquis, il est vrai… Oui, je suis… Mais, n’est-ce pas un