Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/83

Cette page a été validée par deux contributeurs.

espérer qu’ils étaient entendus du seul être qui voyait toute ma misère. On écoutait à ma porte ; et un jour que je m’adressais à lui dans l’accablement de mon cœur, et que je l’appelais à mon aide, on me dit :

« Vous appelez Dieu en vain, il n’y a plus de Dieu pour vous ; mourez désespérée, et soyez damnée… »

D’autres ajoutèrent : « Amen sur l’apostate ! Amen sur elle ! »

Mais voici un trait qui vous paraîtra bien plus étrange qu’aucun autre. Je ne sais si c’est méchanceté ou illusion ; c’est que, quoique je ne fisse rien qui marquât un esprit dérangé, à plus forte raison un esprit obsédé de l’esprit infernal, elles délibérèrent entre elles s’il ne fallait pas m’exorciser ; et il fut conclu, à la pluralité des voix, que j’avais renoncé à mon chrême et à mon baptême ; que le démon résidait en moi, et qu’il m’éloignait des offices divins. Une autre ajouta qu’à certaines prières je grinçais des dents et que je frémissais dans l’église ; qu’à l’élévation du Saint-Sacrement je me tordais les bras. Une autre, que je foulais le Christ aux pieds et que je ne portais plus mon rosaire (qu’on m’avait volé) ; que je proférais des blasphèmes que je n’ose vous répéter. Toutes, qu’il se passait en moi quelque chose qui n’était pas naturel, et qu’il fallait en donner avis au grand vicaire ; ce qui fut fait.

Ce grand vicaire était un M. Hébert, homme d’âge et d’expérience, brusque, mais juste, mais éclairé. On lui fit le détail du désordre de la maison ; et il est sûr qu’il était grand, et que, si j’en étais la cause, c’était une cause bien innocente. Vous vous doutez, sans doute, qu’on n’omit pas dans le mémoire qui lui fut envoyé, mes courses de nuit, mes absences du chœur, le tumulte qui se passait chez moi, ce que l’une avait vu, ce qu’une autre avait entendu, mon aversion pour les choses saintes, mes blasphèmes, les actions obscènes qu’on m’imputait ; pour l’aventure de la jeune religieuse, on en fit tout ce qu’on voulut. Les accusations étaient si fortes et si multipliées, qu’avec tout son bon sens, M. Hébert ne put s’empêcher d’y donner en partie, et de croire qu’il y avait beaucoup de vrai. La chose lui parut assez importante, pour s’en instruire par lui-même ; il fit annoncer sa visite, et vint en effet accompagné de deux jeunes ecclésiastiques qu’on avait attachés à sa personne, et qui le soulageaient dans ses pénibles fonctions.