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— Il n’y a que Dieu qui le sache ; mais je vous préviens que si l’on me refuse la nourriture, je serai forcée d’en porter mes plaintes à ceux qui m’ont acceptée sous leur protection. Je ne suis ici qu’en dépôt, jusqu’à ce que mon sort et mon état soient décidés.

— Allez, me dit-elle, ne me souillez pas de vos regards ; j’y pourvoirai… »

Je m’en allai ; et elle ferma sa porte avec violence. Elle donna ses ordres apparemment, mais je n’en fus guère mieux soignée ; on se faisait un mérite de lui désobéir : on me jetait les mets les plus grossiers, encore les gâtait-on avec de la cendre et toutes sortes d’ordures.


Voilà la vie que j’ai menée tant que mon procès a duré. Le parloir ne me fut pas tout à fait interdit ; on ne pouvait m’ôter la liberté de conférer avec mes juges ni avec mon avocat ; encore celui-ci fut-il obligé d’employer plusieurs fois la menace pour obtenir de me voir. Alors une sœur m’accompagnait ; elle se plaignait, si je parlais bas ; elle s’impatientait, si je restais trop ; elle m’interrompait, me démentait, me contredisait, répétait à la supérieure mes discours, les altérait, les empoisonnait, m’en supposait même que je n’avais pas tenus ; que sais-je ? On en vint jusqu’à me voler, me dépouiller, m’ôter mes chaises, mes couvertures et mes matelas ; on ne me donnait plus de linge blanc ; mes vêtements se déchiraient ; j’étais presque sans bas et sans souliers. J’avais peine à obtenir de l’eau ; j’ai plusieurs fois été obligée d’en aller chercher moi-même au puits, à ce puits dont je vous ai parlé. On me cassa mes vaisseaux : alors j’en étais réduite à boire l’eau que j’avais tirée, sans en pouvoir emporter. Si je passais sous des fenêtres, j’étais obligée de fuir, ou de m’exposer à recevoir les immondices des cellules. Quelques sœurs m’ont craché au visage. J’étais devenue d’une malpropreté hideuse. Comme on craignait les plaintes que je pourrais faire à nos directeurs, la confession me fut interdite.

Un jour de grande fête, c’était, je crois, le jour de l’Ascension, on embarrassa ma serrure ; je ne pus aller à la messe ; et j’aurais peut-être manqué à tous les autres offices, sans la visite de M. Manouri, à qui l’on dit d’abord que l’on ne savait pas ce que j’étais devenue, qu’on ne me voyait plus, et que je ne faisais