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moins la vie sociale : ce discours vous étonne ; Dieu vous préserve d’en éprouver la vérité. Sœur Suzanne, la bonne religieuse est celle qui apporte dans le cloître quelque grande faute à expier. »

Je fus privée de tous les emplois. À l’église, on laissait une stalle vide à chaque côté de celle que j’occupais. J’étais seule à une table au réfectoire ; on ne m’y servait pas ; j’étais obligée d’aller dans la cuisine demander ma portion ; la première fois, la sœur cuisinière me cria : « N’entrez pas, éloignez-vous… »

Je lui obéis.

« Que voulez-vous ?

— À manger.

— À manger ! vous n’êtes pas digne de vivre… »

Quelquefois je m’en retournais, et je passais la journée sans rien prendre ; quelquefois j’insistais ; et l’on me mettait sur le seuil des mets qu’on aurait eu honte de présenter à des animaux ; je les ramassais en pleurant, et je m’en allais. Arrivais-je quelquefois à la porte du chœur la dernière, je la trouvais fermée ; je m’y mettais à genoux ; et là j’attendais la fin de l’office : si c’était au jardin, je m’en retournais dans ma cellule. Cependant, mes forces s’affaiblissant par le peu de nourriture, la mauvaise qualité de celle que je prenais, et plus encore par la peine que j’avais à supporter tant de marques réitérées d’inhumanité, je sentis que, si je persistais à souffrir sans me plaindre, je ne verrais jamais la fin de mon procès. Je me déterminai donc à parler à la supérieure ; j’étais à moitié morte de frayeur : j’allai cependant frapper doucement à sa porte. Elle ouvrit ; à ma vue, elle recula plusieurs pas en arrière, en me criant :

« Apostate, éloignez-vous ! »

Je m’éloignai.

« Encore. »

Je m’éloignai encore.

« Que voulez-vous ?

— Puisque ni Dieu ni les hommes ne m’ont point condamnée à mourir, je veux, madame, que vous ordonniez qu’on me fasse vivre.

— Vivre ! me dit-elle, en me répétant le propos de la sœur cuisinière, en êtes-vous digne ?