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nombre : mon corps est ici, mais mon cœur n’y est pas ; il est au dehors : et s’il fallait opter entre la mort et la clôture perpétuelle, je ne balancerais pas à mourir. Voilà mes sentiments.

— Quoi ! vous quitterez sans remords ce voile, ces vêtements qui vous ont consacrée à Jésus-Christ ?

— Oui, madame, parce que je les ai pris sans réflexion et sans liberté… »

Je lui répondis avec bien de la modération, car ce n’était pas là ce que mon cœur me suggérait ; il me disait : « Oh ! que ne suis-je au moment où je pourrai les déchirer et les jeter loin de moi !… »

Cependant ma réponse l’atterra ; elle pâlit, elle voulut encore parler ; mais ses lèvres tremblaient ; elle ne savait pas trop ce qu’elle avait encore à me dire. Je me promenais à grands pas dans ma cellule, et elle s’écriait :

« Ô mon Dieu ! que diront nos sœurs ? Jésus, jetez sur elle un regard de pitié ! Sœur Sainte-Suzanne !

— Madame.

— C’est donc un parti pris ? Vous voulez nous déshonorer, nous rendre et devenir la fable publique, vous perdre !

— Je veux sortir d’ici.

— Mais si ce n’est que la maison qui vous déplaise…

— C’est la maison, c’est mon état, c’est la religion ; je ne veux être renfermée ni ici ni ailleurs.

— Mon enfant, vous êtes possédée du démon ; c’est lui qui vous agite, qui vous fait parler, qui vous transporte ; rien n’est plus vrai : voyez dans quel état vous êtes ! »

En effet, je jetai les yeux sur moi, et je vis que ma robe était en désordre, que ma guimpe s’était tournée presque sens devant derrière, et que mon voile était tombé sur mes épaules. J’étais ennuyée des propos de cette méchante supérieure qui n’avait avec moi qu’un ton radouci et faux ; et je lui dis avec dépit :

« Non, madame, non, je ne veux plus de ce vêtement, je n’en veux plus… »

Cependant je tâchais de rajuster mon voile ; mes mains tremblaient ; et plus je m’efforçais à l’arranger, plus je le dérangeais : impatientée, je le saisis avec violence, je l’arrachai, je le jetai par terre, et je restai devant ma supérieure, le front ceint